Éditions Libertalia
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mardi 17 janvier 2023 :: Permalien
Publié dans Politis, le 12 janvier 2023.
À l’heure de l’explosion des prix, notamment du papier – Politis peut en témoigner ! –, l’édition indépendante est menacée. Mais, pour proposer des auteur·trices que vous ne lirez jamais chez Bolloré, Montagne ou Gallimard et faire émerger une nouvelle génération de penseurs et de penseuses, quelques irréductibles ne comptent pas leurs heures. Bienvenue dans les coulisses de la maison Libertalia, racontées par son cofondateur, Nicolas Norrito.
Notre maison d’édition a publié ses premiers ouvrages il y a seize ans, en février 2007. Nous venions de la musique punk et de l’anarcho-syndicalisme. Nous animions Barricata, un fanzine autodiffusé à hauteur de 2 000 exemplaires, organisions de nombreux concerts de solidarité, le plus souvent au local de la CNT ou au CICP, et je jouais dans un groupe, Brigada Flores Magon, qui tournait beaucoup. C’est naturellement que j’ai pensé à créer une maison d’édition, qui constituerait le prolongement de nos autres activités politiques et culturelles. J’ai sollicité Bruno, webmaster et illustrateur du fanzine, et Charlotte, qui travaillait alors pour Court-Circuit, une structure alternative de diffusion-distribution. Depuis cette époque, l’équipe n’a pas changé. On a été plus nombreux entre 2019 et 2022, mais le trio d’origine tient la barre et fonctionne selon le principe de l’unanimité. Si l’un·e de nous émet une réserve sur une proposition de publication, on va au plus simple, on répond négativement.
En 2012, Court-Circuit Diffusion a fait faillite et nous avons été accueilli·es par Harmonia Mundi. Dès lors, nous avons augmenté le nombre de publications annuelles, qui est de 16 à 22 ouvrages. C’est beaucoup pour une petite équipe. Nous pouvons compter sur l’aide des animatrices et animateurs de la collection N’Autre École, dédiée aux questions pédagogiques (Entrer en pédagogie féministe, d’Audrey Chenu et Véronique Decker, à paraître en mars) ; sur celle de l’équipe de la collection OrientXXI (trois titres à ce jour, dont le tout récent Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi) ou sur le soutien d’éditeurs free-lance.
Au fil des années, nous nous sommes professionnalisé·es. Nous avons renoncé à nos anciens métiers (j’étais enseignant, j’ai quitté l’Éducation nationale ; Charlotte était correctrice au Parisien, elle a cessé de s’y rendre ; Bruno a arrêté de concevoir des sites Internet pour ne plus se consacrer qu’à Libertalia).
En 2018, nous avons ouvert une librairie à Montreuil.
Libraires et éditeurs, c’est une vieille tradition du mouvement social et nous avons d’illustres prédécesseurs : Marcel Hasfeld (la Librairie du travail, 1917-1939), Maspero (La Joie de lire, 1957-1974).
Dans ces 40 m2, nous avons entassé quelque 12 000 références. Il y a proportionnellement une forte place pour les sciences humaines et sociales, et des maisons comme Agone, La Fabrique, Divergences, Nada, Amsterdam, La Découverte y ont leur propre espace ; mais nous avons aussi développé des rayons BD, théâtre, poésie et jeunesse. Ainsi, dans cette petite librairie, on trouve à la fois Rancière et Mortelle Adèle, Gramsci et Le Loup en slip, Paul B. Preciado et One Piece. Chaque semaine, on y organise des rencontres publiques autour d’ouvrages récents. Le pari de la librairie politique et généraliste de quartier semble atteint, cela nous réjouit.
Notre maison d’édition s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire. Les prix sont délibérément accessibles et, parmi tous les titres du premier semestre 2023, aucun n’est vendu plus de 10 euros. Mais ce choix est difficile à tenir dans une période d’inflation du coût du papier. Sans la librairie, en dépit d’un fonds de plus de 200 titres, l’équilibre comptable serait difficile à atteindre.
Par ailleurs, au fil des ans, nous constatons une désaffection d’une partie de notre catalogue. Les gros ouvrages d’histoire sociale (édités en collection « Ceux d’en bas ») semblent perdre leur lectorat. Dès lors, et sans y renoncer, on explore de nouvelles façons d’aborder certains thèmes. Ainsi, nous publierons en février Hardi, compagnons, un ouvrage de Clara Schildknecht qui revisite la geste anarchiste des années 1871-1920 à l’aune de la domination de genre.
Enfin, malgré toute notre volonté de jouir du quotidien, de faire moins et mieux, on travaille trop. L’indépendance est à ce prix. C’est notre forme d’irrévérence, on ne doit rien à l’État ni au grand patronat, et nous n’appartiendrons jamais à Bolloré, Vincent Montagne ou même à Gallimard ; c’est sûrement plus confortable, mais ce chemin-là n’est pas le nôtre.
Vivement le mouvement social qui rechargera nos batteries. Nous serons, comme à l’accoutumée, en bord de manif avec nos ouvrages. Parce que la place d’une maison d’édition critique, c’est aussi la rue !
mardi 17 janvier 2023 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres du 23 décembre 2022.
« Il aurait fallu en parler avant », proteste Noël Le Graët, patron de la Fédération française de football, quand on fait remarquer que le Qatar n’était peut-être pas l’hôte idéal pour la Coupe du monde 2022. Il aurait fallu en parler avant, pourrait-on dire aussi de cet essai bref et solide signé Nicolas Kssis-Martov, déjà auteur de plusieurs livres où il ancre le destin du football dans l’histoire des classes populaires. C’est cette mémoire longue qui donne une acuité particulière à son nouveau titre. Alors que le « Qatargate » est encore loin d’avoir révélé toute son ampleur, Kssis-Martov éclaire déjà ce qui l’a rendu possible : non seulement le triomphe contemporain d’un foot-business structuré par l’appât du gain et le cynisme moral (le ballon roule, on oublie tout), mais aussi le passé d’une compétition dont Mussolini, en 1934, tout comme les généraux argentins, en 1978, firent déjà leur instrument de propagande. Aux yeux de l’auteur, toutefois, Qatar 2022 marque un cap. « Cette fois, droits des travailleurs – et surtout des migrants –, réchauffement climatique, droits des femmes et des personnes LGBT, etc., personne ne pourra “oublier”, y compris si Kylian Mbappé marque en finale, qu’il aura effectué son exploit sur un cimetière. » Décidément, quand un livre est prophétique, il n’est jamais trop tard pour en parler.
Jean Birnbaum
lundi 9 janvier 2023 :: Permalien
Publié sur le site À contretemps, bulletin de critique bibliographique, le 26 décembre 2022.
Avant d’entrer en matière, un préalable s’impose. J’ai toujours du mal avec les histoires de famille. C’est comme si j’avais peur de déranger. Je m’y sens de trop. C’est que j’ai, je l’avoue, un rapport un peu étrange à la famille, celui d’un en-dehors volontaire. Je déteste tout ce qui relève des festivités obligatoires qui demeurent, pour moi, autant d’occasions de réamorcer les névroses assoupies des familles qu’un rien suffit à réveiller. Je fuis les obligations qu’elles créent. Je suis de celles et ceux, finalement très minoritaires, qui pensent que les familles choisies, quitte à les quitter quand elles commencent à peser, sont infiniment moins régressives que les vraies, celles qui font « livret familial ». De même, je ne manifeste aucun attrait pour la généalogie, le roman des origines, la quête des racines – qui tirent toujours, à mes yeux, vers le bas. Enfin, entrer dans une saga familiale m’est quasiment impossible. Je m’y sens vite largué tant il m’en coûte de me repérer dans les méandres des histoires privées et des personnages qui s’y agitent. C’est sûr, il doit y avoir, chez moi, une forte résistance à tout ce qui touche à la si bien nommée « cellule » familiale. Il fallait que cela fût dit pour passer à la suite.
J’avoue donc que ce Davaï ! m’a fait peur, et ce d’autant qu’il s’ouvre sur une représentation graphique à vingt-six cases de la famille Mordoukhovitch, celle de Lola Miesseroff, l’auteure, complétée, est-il annoncé en bas à droite, d’une « liste alphabétique des principaux personnages en fin de volume ». Du dur, en somme, du sérieux, de quoi ressentir en vrai et d’un seul coup d’œil, le poids des familles. Normalement, confronté à une telle épreuve visuelle, je referme aussitôt l’ouvrage et je passe au suivant de la pile. Ce qui m’a retenu, c’est que je connais Lola, que j’ai lu ses précédents ouvrages et que je sais que la pesanteur n’est pas son truc. L’atteste, entre autres, sa très belle postface – « Mon père, ce héros… » – au livre de mémoire du maquisard Oxent Miesseroff, son père, alias Matteï dans la Résistance et Aliocha pour ses amis. Rien ne justifiait donc que je déserte la tâche. Et je n’ai pas regretté un seul instant ma décision.
On n’entrera pas ici dans le détail, souvent truculent, des destinées de la longue lignée familiale de l’auteure, car il y faudrait des dons de synthèse dont je ne suis pas sûr d’être doté. Reporte-toi donc au livre, lectrice-lecteur, c’est un conseil d’ami. Tu y apprendras, par exemple, comment une « famille passe de l’état civil à des états bien incivils », comment on peut avoir eu pour délicat baby-sitter un futur gardien de fauves du cirque Bouglione, comment on peut divorcer pour « détournement d’affection », comment on peut être juif, « certes oui, mais pas tant que ça », comment on peut être baptisé dans le rite chrétien orthodoxe en étant fille d’un père « farouchement athée » et d’une mère sans foi ni culte, comment une velléité sioniste peut achopper sur un « petit obstacle », comment et pourquoi – toutes générations confondues – les femmes de la saga furent aussi souvent « mauvaises ménagères » que « cheffes de tribu », « matrones bienveillantes », « mères nourricières », « prêtresses de cultes païens » et femmes résolument, radicalement « libres de leur cœur et de leur corps », comment, enfin, la cousine Katia – sans qui « ce livre ne serait même pas la moitié de ce qu’il est », est-il précisé en dédicace – se maria en robe de dentelle noire avec un Michel dont elle était enceinte et qui avait le double de son âge, raison sans doute pour laquelle sa mère l’appelait « le diable » et Katia « le faune ».
Lola Miesseroff, que je sais dure à cuire mais âme tendre, ne m’en voudra pas, je l’espère, si j’écris que ce Davaï ! m’apparaît d’abord comme un cri d’amour à Génia, sa mère, et à Oxent (Aliocha), son père. Génia, de son vrai nom Eugénie, quitte sa terre natale – la Russie – lorsqu’elle a sept ans. Aliocha, lui, né dans une famille bourgeoise d’origine arménienne et tatare, profite de l’occasion qui lui est offerte de poursuivre ses études à l’étranger pour fuir définitivement l’Union soviétique à dix-sept ans. Sans regrets ni remords. Génia arrive à Paris à l’âge de douze ans, en 1925, et vit dans un hôtel miteux de la rue du Théâtre (15e arrondissement) avec sa mère et son beau-père. Quatre ans plus tard, trop indocile, elle se fait virer, pour son plus grand bonheur, d’une pension religieuse de Bourges, apprend par elle-même la dactylographie chez un fabricant de machines à écrire et trouve vite un emploi. Aliocha, au même moment, étudie l’électrochimie à l’université de Liège, puis de Grenoble, mais, les subsides de sa famille venant à manquer, ne termine pas son cursus. Après divers « petits » boulots, dont celui de mineur de fond tout de même, il trouve à s’employer à Lyon comme chimiste dans l’industrie du textile. Le soir, dit-on, il joue du piano et chante dans des cabarets russes. Génia, elle, se marie à dix-huit ans à la mairie du 15e arrondissement avec Ilya Bobovitch, un garçon de son âge, en s’abstenant de passer à l’église ou la synagogue. Pas d’importance pour le jeune couple qui fréquente le Montparno des artistes russes où Valia, la sœur aînée de Génia, qui vit avec Jacques Shapiro, un peintre de La Ruche, fréquente quelques rapins plutôt fauchés mais qui finiront par sortir de la mouise : Soutine, Modigliani, Chagall, Brancusi, Marie Laurencin et bien d’autres. La vie de bohème, en somme, avec ses charmes et ses rêves, mais qui n’empêche pas l’autre vie de pointer son sale nez : enceinte d’Ilya, Génia est contrainte d’avorter parce qu’Ilya ne se sent pas la fibre paternelle. Le couple n’y résiste pas ; Génia quitte Ilya, mais sans divorce. Procédure trop compliquée et trop chère pour eux. Ils resteront mari et femme pendant plus de vingt ans avec tous les ennuis afférents à cette drôle de situation. Exemple : Génia, qui tombe amoureuse d’un certain Rigovine, est mère, en 1934, d’un petit Boba qu’elle ne peut pas reconnaître faute de n’avoir pas divorcé d’Ilya. Le père le déclarera de mère inconnue. Quand le couple, vite, se sépare à la suite d’une tromperie de Rigovine, Génia récupère de force l’enfant et, aidée de sa mère, l’élève seule.
La guerre a, si l’on peut dire, cet « avantage » de remettre les pendules du nécessaire à l’heure des temps maudits qu’elle inaugure. Pour Aliocha-Matteï, c’est l’heure du choix, et il est cornélien. Ayant cru un temps, fort court au demeurant et comme nombre de ses compatriotes, que l’Allemagne pourrait enfin débarrasser la Russie de Staline, il s’engage dans un maquis FFI – pas question de risquer une balle dans le dos chez les « cocos » des FTP – actif dans la vallée de l’Asse, à une trentaine de kilomètres de Dignes (Alpes-de-Haute-Provence). Pour Génia, qui ne s’était jamais « sentie particulièrement juive », c’est l’heure de l’évidence : pour les nazis et les collabos, ils le sont indubitablement, elle et son Boba qui, première humiliation, n’a pas droit, parce que « non-français », à un masque à gaz comme ses copains. Le reste n’allait pas tarder, à commencer par le recensement des juifs et le port de l’étoile jaune. Dès lors, pour éviter tout ennui à son fils, Génia demande à Valia, sa sœur aînée non mariée, celle de la bande des Montparnos, de se déclarer comme étant sa mère à la mairie. Ainsi, son fils, d’un coup, devient légalement son neveu. « Et voilà pourquoi, écrit Lola Miesseroff, mon frère n’est pas mon frère. » Pour le reste, la ruse et la fuite restant les valeurs les plus sûres quand l’étau se resserre, les deux frangines ne se recensent pas, ne portent pas l’étoile jaune et décident de passer en zone nono pour rejoindre Jouka, une tante de leur mère, à Marseille, ville non pas libre mais pour l’heure respirable.
C’est précisément dans Marseille libérée que le maquisard médaillé Matteï – redevenu Aliocha pour les amis et Oxent pour l’état civil – rencontrera Génia. Le reste est attendu. Ils s’aimeront, ils auront une petite Hélène qu’on ne tarda pas à appeler Lola déclarée sous le nom de jeune fille de sa mère et celui de son père. Pour le meilleur et pour le pire, au vu de l’affection complice qu’ils se portèrent et du temps qu’il fallut à cette fille d’apatrides aux identités trop compliquées pour devenir française : vingt ans !
Au point où j’en suis de cette recension, je pense à tout ce que je vais laisser de côté. C’était joué d’avance, d’ailleurs, tant ce Davaï ! – qui ne fait que 176 pages au format de poche – déborde de souvenirs, d’anecdotes, d’informations, d’analyses et de points de vue sur cette « outre-famille » où Lola Miesseroff se sent aussi à l’aise que dans cette « outre-gauche » anti-autoritaire, conseilliste et libertaire qu’elle a décrite dans un précédent ouvrage qui fourmille de témoignages finalement assez rares sur cette petite galaxie que représente une certaine tradition révolutionnaire anti-léniniste toujours vivace. Dans l’un et l’autre livres, Voyage en outre-gauche et Davaï ! – mais également dans Fille à pédés –, l’auteure démontre la même capacité à aller à l’essentiel sans s’étaler et sans jamais faire abstraction de sa subjectivité. Courts, denses et nerveux, ses récits sont aussi reconnaissables que décoiffants. C’est même en cela qu’ils font style.
À la lire, on comprend, et ce dès les premières pages de son opus, ce que Lola doit à Génia, à Aliocha et plus largement à sa « tribu » : un certain rapport à la vie, à la liberté, à l’insoumission, un refus des identités fixes en toutes matières, l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie et la conviction que l’on vit mieux sans dieu ni maître qu’avec. « Tandis que mon père, écrit-elle, a délibérément tout fait pour que mon éducation ne ressemblât pas à celle qu’il avait reçue, chez ma mère l’enseignement et l’exercice de la liberté étaient comme naturels. » Père et mère, il est vrai, semblaient venir d’une autre galaxie où l’anarchisme individualiste d’E. Armand faisait fonction de phare en toutes choses : « nudisme révolutionnaire », « philanthropie amoureuse », « amour plural ». Les règles du père Armand, ils se les appliquèrent à eux-mêmes, ce qui n’allait pas sans risque. Mais, bon, Lola Miesseroff en atteste : « Ils vécurent ensemble pendant quarante-sept ans, ne cessèrent de s’aimer et, même s’ils faisaient parfois mine de n’être que des partenaires, voire des associés, ils restèrent toujours des complices. » On la croit, bien sûr, et la révélation est d’importance sur le plan historique : ce doit être la seule exception d’harmonie chez les couples « armandistes » qui, le plus souvent, terminaient à couteaux tirés.
Cela dit, le principal apport de ce propagandiste du non-conformisme sexuel que Génia et Aliocha firent leurs, c’est indiscutablement la pratique du naturisme comme mode de vie. Ils en furent de grands adeptes – et en devinrent même des militants d’avant-garde en ouvrant, en 1947, le premier centre naturiste de Marseille. Là encore, Davaï ! ne manque pas de détails piquants et instructifs sur cette expérience de longue durée. Lola ne nous dit pas si leur Grand Inspirateur vint les visiter en Provence. Il aurait pourtant pu, même vieux, puisqu’il est mort en 1962.
L’un des derniers combats de Génia et Aliocha fut précisément celui de mourir dans la dignité par suicide assisté. Les quelques pages, fortes, que Lola Miesseroff consacre à ces moments où, fièrement et comme elle le put, elle accompagna son père de quatre-vingt-cinq ans, puis sa mère de quatre-vingt-neuf ans jusqu’au bout de leur longue route, sont proprement bouleversantes.
On laissera à Lola Miesseroff le mot de la fin. Elle raconte que son père, auteur lui-même d’un livre déjà cité sur son expérience de maquisard, se méfiait de ce qu’il appelait le « bidonus », c’est-à-dire cet « art [dont s’accommoda longtemps l’Histoire] de mettre la pureté, la beauté et l’héroïsme dans des choses qui en ont moins ». Ce risque de « bidonus », qui est « désir de magnifier certaines aventures ou mésaventures », Lola espère l’avoir suffisamment contourné en narrant, à partir de sa propre subjectivité, « ces petites histoires qui côtoient la grande Histoire ». On le croit, comme on croit comme elle que l’essentiel réside dans « l’intérêt et le plaisir qu’elles procurent à être contées comme à être lues, faute de quoi elles ne valent pas un clou ».
Davaï, Lola, le plaisir de lire était là !
Freddy Gomez
lundi 19 décembre 2022 :: Permalien
Entretien avec Torrey Peters publié sur le magazine en ligne Madmoizelle, le 19 décembre 2022.
Son premier roman, Detransition, Baby a été acclamé par la critique aux États-Unis. Enfin traduit en français et publié chez Libertalia, il explore avec un humour féroce les questionnements d’une famille en devenir sur les relations amoureuses, le genre et la parentalité.
Une histoire de famille en devenir, pas si éloignée finalement de celle du roi Salomon dans la Bible, mais dans le Brooklyn des années Obama. C’est ainsi que Torrey Peters nous résume Detransition, Baby, son premier roman, sorti aux États-Unis en 2021, et enfin disponible en France chez Libertalia, traduit par Lena Lambla-Kerveillant.
Dans Detransition, Baby, une femme trans, Reese, son ex qui a détransitionné, Ames, et une femme cisgenre enceinte et fraîchement divorcée, Katrina, envisagent d’élever un enfant ensemble. Un récit furieusement drôle, caustique, qui interroge, parfois sans prendre de gants nos conceptions du couple, de la parentalité, nos vies de trentenaire. Son autrice, Torrey Peters, est la première femme trans à avoir été nommée pour le prestigieux Women’s Prize for Fiction, nomination qui lui a valu de violentes attaques transphobes en ligne. Avec elle, on a parlé de son choix d’écrire sur la détransition, mais également du poids de la représentation quand on écrit sur un vécu minoritaire, et de sa tendresse pour les femmes divorcées.
Madmoizelle. Le terme de détransition, présent dans le titre, est aujourd’hui connoté très négativement, car utilisé pour attaquer la communauté trans et faire reculer ses droits. Pourquoi avoir tenu à aborder ce sujet sensible ?
Torrey Peters. Quand on veut détransitionner, il faut d’abord avoir transitionné, donc pour moi, c’est une possibilité, alors pourquoi n’aurais-je pas le droit d’écrire sur quelque chose qui pourrait m’arriver, alors que d’autres personnes pour qui ce n’est même pas une option peuvent le faire et le détourner contre nous ? Je voulais me réapproprier ça, en parler pour que ça existe. Je voulais créer un portrait réaliste de ce que peut être une détransition, mais dans un récit qui n’est pas politisé. Le personnage de Ames détransitionne principalement parce qu’être une femme trans est difficile et je voulais parler de la possibilité du regret.
Le truc, c’est que les gens agissent comme si avoir des regrets était la pire chose au monde, mais pour moi, le regret fait partie du fait d’être adulte, ce n’est pas quelque chose dont on peut se protéger et faire en sorte que personne n’ait jamais à regretter quoi que ce soit. Parfois, on traverse le pays pour un nouveau boulot et ça ne marche pas, mais personne ne vient nous dire qu’il ne faut jamais prendre un nouveau boulot car on pourrait bien le regretter. Pourquoi seulement pour la transition ? Pourquoi seulement quand ça concerne le genre, essaie-t-on de proscrire tout ce qui pourrait donner lieu à des regrets ? C’est infantilisant ! On empêche les personnes trans de faire des choix en tant qu’adultes. Laisser la détransition être instrumentalisée pour écarter toute possibilité de regrets, c’est traiter les gens comme des enfants. Detransition, Baby est un livre pour adultes, qui pose des questions, et on peut se poser des questions complexes sur pourquoi on détransitionne et y penser en tant qu’adultes dotés d’agentivité.
Justement, il est rare de voir la question posée en ces termes, et non à des fins transphobes…
Il y a cette idée que l’on sait que l’on est trans depuis que l’on est enfant, et que l’on va surmonter les obstacles et que l’on ne le regrettera jamais. C’est une attente irréaliste. Ma vie est bien plus facile aujourd’hui, mais pendant longtemps, j’ai su que j’allais devoir faire une croix sur beaucoup de choses pour transitionner. Je savais que ce serait plus dur d’avoir un boulot, qu’il y aurait des conflits dans ma famille, que ce serait plus dur d’avoir des relations amoureuses, que j’aurais moins d’argent, toutes ces choses. Et comme tout le monde, on fait des choix calculés : qu’est-ce que ça va me coûter si je fais ça, et qu’est-ce que j’y gagne ? On fait des équations pour vivre et je me demande pourquoi les personnes trans seraient les seules personnes au monde qui ne feraient pas ça ? Quelles étranges créatures aliénées pensez-vous que nous sommes ? Que l’on ne fait pas de calculs ? C’est fou de croire que les personnes trans ne pensent pas au risque, aux coûts et aux bénéfices, de la même façon que chaque personne dans notre société.
Vous parlez de la transidentité à travers Reese et Ames, mais aussi de l’expérience en tant que femme racisée et hétéro divorcée à travers Katrina. Pourquoi ce personnage compte autant pour vous ?
Ce livre est dédié aux femmes divorcées car beaucoup d’entre elles ont compté dans ma vie. Beaucoup de mes amies sont des femmes divorcées et je me retrouve parfois dans ce qu’elles vivent, dans les questions qu’elles se posent, de la même façon que je me retrouve dans les vécus des femmes trans. Les divorcées se posent les mêmes questions que moi. Elles se demandent comment recommencer à zéro à 30 ans, comment abandonner ses illusions qui ont amené à un échec ? Comment ne pas être amère ? Comment recontextualiser l’histoire de son passé ?
J’ai appris à avancer grâce à des femmes divorcées, y compris dans les livres, Rachel Cusk, Elena Ferrante, que j’ai lues alors que j’écrivais. Tout comme j’en apprends des femmes cis, je crois aussi avoir quelque chose à dire sur le genre dans son ensemble, sur le fait de repartir à zéro, de ne pas aller mieux, sur la manière de penser aux rôles dans la société. Ce que ça signifie d’en prendre un différent, sur ce que cela veut dire d’être coincée dans un rôle à cause de son genre. Ça m’intéresse de penser au-delà de la différence et de penser par analogie. Le revers de ce type de discours intersectionnel que je viens d’avoir, c’est que l’on finit avec une mentalité « ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas » et ça ne m’intéresse pas vraiment de penser comme ça, je préfère essayer de partager l’expérience des autres et en apprendre des autres, et trouver des terrains en commun, des analogies.
Je peux apprendre de l’expérience d’une femme qui divorce plutôt que croire que les seules personnes dont je peux apprendre quelque chose sont les femmes trans. D’un point de vue universitaire, le genre est une construction sociale, et la race en est une autre. On peut dire que les deux fonctionnent différemment, que l’on ne peut pas les comparer et je n’irai jamais dire que c’est la même chose. Le truc, c’est que nos vies sont bordéliques et que l’on n’est pas dans un cours à l’université. La vie, c’est compliqué, on cherche à comprendre de toutes les façons possibles. Si je regarde les expériences de personnes qui subissent des oppressions racistes, je ne vis pas la même chose, ça ne marche pas pareil, mais la façon dont elles s’en sortent, les solutions qu’elles trouvent, comment elles avancent malgré tout, ça, ce sont des choses dont je peux apprendre. Dans le groupe littéraire auquel j’appartiens, nous tirons notre approche de Toni Morrison qui écrit explicitement pour les femmes noires, Audre Lorde, l’anthologie This Bridge Called My Back, ce sont des modèles pour nous aider à créer en tant que femmes trans. Donc, cette idée que l’on ne peut pas dépasser la différence, ce n’est pas mon expérience, je me trompe peut-être, et on pourrait me prouver que j’ai tort, mais pour ma part, j’essaie juste de vivre et je veux puiser du savoir peu importe d’où il vient.
Une des forces du livre, c’est la tendresse que l’on ressent à l’égard de vos personnages, la façon dont on sent que vous les aimez profondément. Comment trouve-t-on cet équilibre face à toutes leurs contradictions, leurs choix parfois contestables, voire franchement détestables ? Comment les aime-t-on malgré tout ?
C’est un énorme compliment. Je suis contente que l’on puisse ressentir cet amour, car je ne peux pas écrire des personnages que je n’aime pas. On passe tant de temps avec eux, on doit les aimer. Et c’est une façon de s’entraîner pour la vraie vie, non ? Je ne suis pas parfaite, et je veux que l’on m’aime malgré ça. Mes amies ne sont pas parfaites, quand elles font des erreurs, quand elles font de la merde, je dois les aimer quand même. La fiction, c’est comme un scénario-test de notre vie.
Avec ce livre, j’étais dans la trentaine, et je me demandais ce que j’allais faire de ma vie, à quoi le reste allait ressembler. J’ai dépassé le stade de la transition, alors est-ce que je veux une famille ? Un mari ou une femme, des enfants ? Un boulot ? Je suis un peu comme le personnage de Reese, j’ai un peu de Ames, il y a des bouts de moi en eux, avec leurs problèmes, et ce qui les rend pénibles. Et je me demande ce qu’ils veulent, ce qui les rendrait heureux. Je les ai regardés essayer de comprendre s’ils veulent un bébé, ils sont un test pour une famille pour moi, ils sont un test pour voir comment aimer des gens qui sont compliqués. Compliqués comme je le suis, mais aussi comme mes amies le sont. Si j’arrive à aimer Reese, alors je peux aimer certaines de mes amies les plus drama. Il y a une phrase très clichée de Joan Didion, « We tell ourselves stories in order to live ». Eh bien, c’est ce que je crois, les histoires sont comme des répétitions en costume ou des entraînements, et je veux être quelqu’un qui aime les gens compliqués.
Autre aspect très fort du livre, c’est que vous êtes parfois assez pédagogue avec la lectrice cisgenre qui n’y connaît rien, mais parfois vous y allez franco, ce n’est pas forcément très tendre. Et il y a malgré cela une forme d’harmonie qui rend le livre accessible…
Il y a eu des étapes où j’ai pensé « oh j’écris pour les femmes trans » mais toutes les femmes trans n’aiment pas ce que j’écris, alors je n’écris pas pour les femmes trans, je n’écris pas vraiment pour les femmes cis, mais c’est une grande partie de mon lectorat. J’en suis arrivée à l’idée que plutôt qu’écrire pour une catégorie d’identité, j’allais écrire pour une catégorie d’affinité. Si je réfléchis en termes d’affinités avec moi, il y a des personnes cis, des personnes trans, c’est comme un diagramme de Venn. Cette affinité me permet d’être sincère. Si on a ce lien, alors cela veut que vous pouvez encaisser ma franchise. Certaines personnes ont taxé mon livre de misogynie ou de transphobie. Cependant, tout ce que je fais, c’est parler de ces sujets de la façon dont j’en parle avec mes amies. Et je suis honnête, je fais confiance à mes lecteurs et lectrices pour lire en toute bonne foi. Je leur fais confiance pour admettre que Reese a peut-être tort et ça ne veut pas dire que j’ai tort ou que toutes les personnes trans ont tort. On me parle toujours du chapitre 2 où Reese sort avec ce cow-boy et elle valide son identité de femme par la violence. Pour moi, c’est une évidence, c’est ce que l’on trouve dans chaque chanson de Lana Del Rey et Reese écoute Lana Del Rey. Pourquoi serait-elle immunisée contre ces mêmes messages que reçoivent les femmes cis en permanence ? Pourquoi n’aurait-elle pas aussi internalisé ça ?
En tant qu’autrice trans qui a écrit un roman avec des personnages trans, appréhendez-vous la question d’une bonne représentation des personnes trans comme un fardeau ?
Je crois que c’est le bon mot. Je crois que la représentation est un fardeau. En tournée, j’ai découvert la différence entre mon travail d’autrice et mon travail de conférencière et j’en viens à les considérer comme complètement opposés. Quand j’écris, je ne cherche pas à représenter, je n’ai pas envie de chercher la phrase qui va pouvoir représenter toutes les personnes trans. Je veux écrire des personnes qui sont des individus et qui cherchent des solutions à leurs problèmes. En tant qu’écrivain, je veux pouvoir dire une blague qui n’est pas pour tout le monde, qui n’est même pas pour les femmes trans, comme celle de Reese et de ses aspirations bourgeoises. C’est drôle, parce que c’est Reese, mais ça peut ne pas être drôle quand on est une personne latina migrante qui a besoin d’une carte de résident pour travailler, parce que l’on n’aspire pas à un joli luminaire dans la cuisine et un mixer.
Je ne veux pas écrire pour toutes les personnes trans. Je ne crois pas avoir un style représentationnel. C’est très centré sur les personnages, vers les individus, et vers l’ironie et l’humour. L’humour n’est pas universel. Je suis partie en tournée, j’ai commencé à parler à la presse et j’ai découvert que ce je disais était pris comme quelque chose de représentatif. Une de mes premières erreurs a été quand quelqu’un m’a questionné sur J.K. Rowling et j’ai parlé librement d’elle, je n’ai même pas été méchante, et même plutôt sympa. Et j’ai réalisé que tous ces gens pensaient que je parlais au nom des personnes trans, que je pardonnais J. K. Rowling au nom des personnes trans alors que je disais juste ce que je pensais. Je vis entourée de personnes trans, mais en tournée face à des personnes cis, je suis peut-être la troisième personne trans qu’elles rencontrent dans leur vie et pensent que l’on a toutes le même avis. J’étais loin de ça en tant qu’autrice, mais en devenant une figure en dehors du livre, je me suis retrouvée à prendre le poids de la représentation. Depuis, retourner à cette place pour écrire aussi librement que n’importe quel auteur a été la chose la plus dure à faire.
Sans spoiler, la fin du livre est assez ouverte, pourquoi ce choix ?
À la fin, ils se retrouvent face à la même question : peut-on faire famille ensemble en mettant de côté ce que l’on a fait avant ? Pour moi, c’est ça qui compte, se poser les questions difficiles de façon honnête, sans fards, sans rien occulter. Et je ne crois pas qu’il y ait une réponse universelle à cette question. Je suis une millenial, c’est une question générationnelle : va-t-on reproduire la famille nucléaire ? Va-t-on se tourner vers le polyamour ou avoir des unions monogames ? Je ne crois pas que la réponse de ma génération soit « élevons un enfant à trois, une femme cis, une femme trans, et une peut-être femme trans ». On aura la réponse avec la prochaine génération quand elle nous regardera et verra comment nous, les millenials avons vécu.
Maëlle Le Corre
jeudi 8 décembre 2022 :: Permalien
Publié dans M le magazine du Monde, le 8 décembre 2022.
En sortant le jeu de société antifasciste Antifa, la maison d’édition indépendante a été prise pour cible par l’extrême droite fin novembre. Cette publicité inattendue a toutefois dopé les ventes et permis de renflouer ses caisses.
Sur les murs, des affiches illustrées de figures révolutionnaires comme Angela Davis, Rosa Luxemburg ou encore Louise Michel donnent le ton. Située à Montreuil (Seine-Saint-Denis), la librairie de quartier Libertalia, ouverte en 2018, est traversée d’une certaine agitation en cette matinée glaciale du 2 décembre. Entre les clients qui flânent et les coursiers venus livrer des ouvrages, les propriétaires font tout autre chose que vendre des livres. Ils préparent quelque 800 envois d’un jeu de société pas tout à fait comme les autres, baptisé « Antifa ». « On fait tout nous-mêmes. L’emballer dans du papier bulle, le mettre dans un colis, et le poster », rapporte Charlotte Dugrand, cofondatrice de la maison d’édition Libertalia, dont la librairie est une déclinaison.
Depuis le 26 novembre, ce jeu de simulation et de « gestion » de groupe antifasciste est la cible de l’extrême droite. Après des tweets du député RN Grégoire de Fournas ainsi que d’un syndicat de police interpellant la Fnac, l’enseigne s’est décidée à le retirer temporairement des boutiques, provoquant aussitôt de vives réactions à gauche. Même s’il a été remis en vente quelques jours plus tard, cela a suffi pour provoquer un spectaculaire effet Streisand : des internautes l’ont commandé en masse, jusqu’à la rupture du stock. Et les commandes continuent à affluer : « On en est à une toutes les trois minutes », rapporte Nicolas Norrito, lui aussi cofondateur de la petite maison d’édition.
Proposer de l’engagé et de l’enragé
Libertalia (un nom inspiré d’une colonie libertaire du XVIIe siècle fondée par des pirates sur l’île de Madagascar) est une maison « totalement » indépendante. Elle est créée en 2007 par Charlotte Dugrand, correctrice pour la presse, son compagnon, Nicolas Norrito, ancien professeur de français en Seine-Saint-Denis, et Bruno Bartkowiak, graphiste, puis déclinée, onze ans plus tard, en librairie.
Les trois amis, passionnés d’histoire, se sont rencontrés en créant des fanzines et en militant au sein du syndicat anarchiste Confédération nationale du travail (CNT), dans les années 1990. « On voulait défendre toutes les formes d’émancipation, proposer de l’inédit, mais surtout de l’engagé et de l’enragé pour le peuple », se souvient Nicolas Norrito. Sans aucun fonds ni plan de financement, ils fabriquent leur première publication grâce à l’organisation de concerts de punk rock à Paris. L’ouvrage pionnier, Le Mexicain, est une nouvelle de l’auteur socialiste révolutionnaire Jack London relatant la conquête du pouvoir par des paysans mexicains en 1910.
Depuis quinze ans, Libertalia laisse une grande place à des textes sur les mouvements historiques et sociaux de gauche. Des questionnements sur l’anarchisme, de l’analyse du « mythe identitaire » autour de Charles Martel et la bataille de Poitiers, en passant par la révolution russe d’octobre 1917. La maison, qui a publié plus de 200 ouvrages à ce jour, édite également des textes plus actuels, qui couvrent les mouvements sociaux et sociétaux.
Leur dernier succès ? Un pamphlet du journaliste sportif Nicolas Kssis-Martov, Qatar, le Mondial de la honte, publié en octobre. Ami de longue date du couple d’éditeurs, l’auteur ne s’imaginait pas publier cet essai ailleurs. « La maison est idéale pour ce type d’ouvrage qui pense la culture populaire d’un point de vue politique. Je cherchais une collaboration professionnelle mais surtout militante et dissidente », explique-t-il.
S’affranchir des subventions de l’État
Cette ligne éditoriale a convaincu La Horde, créateur du jeu Antifa, de se tourner vers eux. D’abord utilisé lors de rencontres organisées par cette association antifasciste, le jeu bénéficie d’un petit bouche-à-oreille. C’est en y jouant que les trois propriétaires de Libertalia se décident à le fabriquer. Une première pour eux. « L’avantage de Libertalia est qu’elle est aussi diffuseuse. On n’aurait jamais pu produire notre jeu sans son soutien technique, rapporte Hervé, membre du groupe antifasciste. La maison d’édition a pris un gros risque éditorial, vu les idées véhiculées, mais également financier : sa fabrication a coûté 30 000 euros. » L’éditeur et l’association le commercialisent en novembre 2021, puis, un an plus tard, mettent en vente une version retravaillée tirée à 4 000 exemplaires.
L’inattendu succès commercial permet à Libertalia de souffler. « Le premier semestre 2022 a été tellement difficile que je réfléchissais à ne plus me rémunérer », rapporte Charlotte Dugrand, salariée à plein temps de la maison d’édition, tout comme le graphiste Bruno Bartkowiak. Nicolas Norrito, lui, se rémunère grâce à la librairie, qu’il gère à plein temps depuis son ouverture. Ce choix leur permet de salarier une autre libraire mais aussi de maintenir à flot les finances de toutes leurs activités, eux qui souhaitent « s’affranchir » au maximum de toute subvention de l’État. « C’est notre côté anarchiste », – commente Nicolas Norrito.
Pour autant, le rythme de leur vie professionnelle n’est pas toujours en accord avec les valeurs de gauche que leurs livres aiment défendre. « On est militants… mais on reste commerçants », souligne Nicolas Norrito, profondément désespéré. Entre le travail d’édition et la librairie, ils travaillent sept jours sur sept, à raison d’une dizaine d’heures par jour. « Beaucoup trop, selon l’ancien professeur. Alors qu’idéalement, on travaillerait douze heures par semaine. » En attendant de pouvoir lever le pied, le trio s’attelle à préparer la sortie de leur prochain ouvrage, en janvier, Plaidoyer pour la langue arabe, de l’ancienne diplomate Nada Yafi. Mais, surtout, ils peaufinent la réimpression du jeu Antifa, ce qui ravit Nicolas Norrito. « Pour une fois, on peut dire merci aux fachos. »
Christelle Murhula