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lundi 7 septembre 2015 :: Permalien
Charles Martel et la bataille de Poitiers dans Sciences humaines, numéro 273, août-septembre 2015.
Que sait-on exactement de Charles Martel ? Assez peu de chose, somme toute. Ce personnage historique qui fut maire du palais, c’est-à-dire un membre influent de l’entourage de certains rois mérovingiens, n’a pas eu un destin hors du commun. L’événement notable de sa vie fut la bataille de Poitiers et sa victoire sur les Sarrasins. William Blanc et Christophe Naudin nous en rappellent le contexte et les détails avant de se pencher sur la destinée posthume de ce personnage et sur son succès récent en politique.
Aucun projet sarrasin d’invasion
Au lendemain de la mort du prophète Mahomet (VIIe siècle), le calife ‘Umar lance depuis La Mecque la conquête du Proche-Orient. L’expédition vise à étendre un État central et prospère. C’est une opération politique qui utilise l’islam comme drapeau. La conquête se fera en plusieurs étapes : la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, l’Égypte, puis le Maghreb, au début VIIIe siècle. Puis le gouverneur du Maghreb, devenu province autonome du califat de Bagdad, décide de traverser Gibraltar. Il va à la rencontre de l’Espagne wisigothe, qui s’étend alors jusqu’en Septimanie, soit le Languedoc-Roussillon actuel. Les troupes arabes et berbères conquièrent l’Espagne et forment le royaume d’Al Andalus. Puis elles franchissent la barrière des Pyrénées, s’installent à Narbonne et de là mènent de nombreux raids. Pour les combattre, le duc Eudes d’Aquitaine s’allie avec le prince franc Charles Martel, lequel affronte et défait, le 25 octobre 732 probablement, entre Poitiers et Tours, une expédition de Sarrasins dont le but était le pillage. Pour autant, jugent les historiens, aucun projet d’invasion ne fut arrêté ce jour-là : les Sarrasins n’avaient pas prévu de conquérir le territoire franc ni aquitain. Ils poursuivirent d’ailleurs leurs razzias du côté de la Provence.
Exploitation identitaire
Pendant de longs siècles, il fut peu question du héros de Poitiers et pas toujours en bien. Voltaire ne l’estimait pas beaucoup. Sous la Révolution, l’abbé Mably dépeignit Charles Martel en chef de guerre despotique, oppresseur de la noblesse et du peuple. En 1802, cependant, Chateaubriand justifiait les croisades comme de « justes représailles » contre l’« invasion » de Poitiers. Ces rappels sporadiques ne deviendront plus fréquents qu’à la fin du XIXe siècle, faisant de Charles Martel un défenseur symbolique de la patrie contre toutes sortes de menaces (les Juifs, par exemple). L’épisode de Poitiers est brièvement cité dans les manuels scolaires de la IIIe République, et ce jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais, depuis la fin des années 1990, Charles Martel a fait un retour en force : on ne compte plus les livres et articles de vulgarisation qui lui sont consacrés. Il entre dans le roman national français, auréolé de la gloire d’avoir sauvé l’Europe de l’envahisseur musulman. Des néoconservateurs américains, comme Samuel Huntington, en ont fait un emblème de la lutte de l’Occident contre l’islamisme. En France, il est le recours des théoriciens du « grand remplacement », une idéologie portée par l’extrême droite selon laquelle les musulmans auraient désormais remplacé massivement les chrétiens en Europe. Signe de cette récupération politique d’une histoire légendaire, Charles Martel est la référence d’un groupuscule, Génération identitaire, qui a occupé la mosquée de Poitiers en octobre 2012 et diffusé sur les réseaux sociaux, au lendemain des attentats de janvier 2015, le slogan « Je suis Charlie Martel ». C’est en tout cas demander un peu trop à une bataille et à un chef qui, selon W. Blanc et C. Naudin, n’ont jamais été considérés comme importants par les historiens sérieux, et en général ne sont portés aux nues que par des activistes politiques hostiles à des minorités jugées menaçantes.
Régis Meyran
lundi 7 septembre 2015 :: Permalien
Charles Martel et la bataille de Poitiers dans Guerres et Histoire (numéro 26, août 2015).
Déjà pourfendeurs des Historiens de garde (avec Aurore Chéry, Inculte, 2013), les deux auteurs tirent ici les ficelles du mythe pour l’extirper du roman national et le rendre à l’Histoire. Livrant tour à tour le contexte des invasions et les connaissances (fort succinctes) sur la bataille, puis une étude historiographique détaillée, le livre se penche enfin sur la très intéressante évolution du personnage de Charles Martel. Voilà une synthèse complète et documentée, destinée à ceux qui préfèrent la démarche historique au délire hystérique façon Lorànt Deutsch.
P. G.
lundi 7 septembre 2015 :: Permalien
Charles Martel et la bataille de Poitiers , sur Dissidences (été 2015).
William Blanc et Christophe Naudin s’étaient fait connaître du (grand) public avec la publication en 2013 du livre Les Historiens de garde, critique acérée de tout un courant réactionnaire de l’historiographie actuelle. Ils poursuivent leur démarche dans cette nouvelle étude, qui se veut en particulier contre-feu à toute une mythification de la bataille de Poitiers, sensible en particulier dans les franges les plus à droite de l’échiquier politique, afin « (…) d’apaiser les discours et d’empêcher les récupérations les plus éhontées. » (p. 265). Et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur travail réserve nombre de surprises. Il s’agit même, n’ayons pas peur de le dire, d’un modèle méthodique, tant cette approche est à la fois plurielle et solide, possédant en outre une riche iconographie, largement mise à profit.
La première partie s’intéresse aux faits proprement dit, usant d’une bibliographie large et actualisée. Et d’emblée, en évoquant la conquête initiée par les successeurs de Mahomet, les deux auteurs insistent sur sa nature d’abord politique, appuyée sur un soubassement religieux (ils la qualifient dès lors d’islamique plutôt que de musulmane). Ils rappellent également le contexte géopolitique très particulier dont ont profité les cavaliers arabes, celui d’un affaiblissement conjoint des deux grands empires du Proche Orient, byzantin et perse sassanide, tout juste sortis d’un affrontement de longue durée, et également sujets à des dissensions internes de nature religieuse et à un poids jugé excessif de la fiscalité. La conquête ultérieure de l’Espagne, qui est d’ailleurs en proie, elle aussi, à des divisions intérieures, permet de relativiser le caractère implacable de la conquête islamique. D’autant que l’islamisation de la péninsule ibérique ne fut effective qu’à compter du IXe siècle. Concernant plus spécifiquement la bataille de Poitiers, sur laquelle les sources sont d’ailleurs fort divergentes, William Blanc et Christophe Naudin rappellent que le pouvoir de Charles Martel, maire du palais, repose sur son statut de chef de guerre, d’abord à l’est de la Gaule, puis en direction de l’Aquitaine et de son seigneur, le duc Eudes. Charles Martel profita donc de la tentative de razzia menée par l’émir de Cordoue, qui mourut dans l’entreprise, pour aider Eudes et le placer sous son contrôle. Car il n’était visiblement pas question, pour les troupes musulmanes, de conquérir et de convertir l’ensemble de la Gaule, simplement de réaliser une série de pillages. Les deux auteurs s’intéressent d’ailleurs aussi, et c’est là plus original et méconnu, au contexte en aval, la lutte entre Francs et Sarrasins se poursuivant en Provence, relativisant l’impact de la seule bataille de Poitiers. Guerre et paix connaissent alors une alternance marquée, de Pépin, fils de Charles, prenant Narbonne mais nouant de bonnes relations avec les Abbassides de Bagdad, à Charlemagne, menant une campagne militaire en Espagne omeyade – créant au passage la Catalogne – en profitant de ses dissensions internes, tout en soignant la diplomatie avec Bagdad là encore. Aucun manichéisme dans toutes ces relations, donc.
La plus grande partie du livre se consacre néanmoins à la mémoire séculaire de l’événement « Poitiers » et de la figure de Charles Martel. Ce dernier est en effet valorisé au xiiie siècle, avec les Grandes Chroniques de France, dans le souci de donner une filiation longue et solide aux Capétiens, mais sa place écrite comme visuelle y demeure mineure, la dimension religieuse n’étant de surcroît guère soulignée. Face à ce discours royal, une tradition ecclésiastique critique se dégage très tôt, en lien avec l’utilisation jugée abusive par Charles Martel des biens de l’Église afin de financer ses campagnes militaires : c’est celle du rêve de Saint Eucher, découvrant un Charles Martel souffrant en enfer, une idée reprise par Philippe le Bel, caressant la volonté d’apparaître comme un chef chrétien respectueux… Enfin, dans le domaine de la fiction, la Bourgogne au xve siècle voit publier des récits prenant de grandes libertés avec la réalité historique, témoignant en particulier d’une grande méconnaissance de l’islam (les Sarrasins y sont avant tout synonymes de païens). Poitiers et Martel s’avèrent ainsi d’une grande plasticité, ce qui se confirme dans les siècles ultérieurs. Là où un Sully utilise Martel pour justifier le changement de dynastie et l’accession au trône de la branche des Bourbons, De Boulainvilliers s’en sert pour défendre la noblesse face à l’absolutisme, et l’abbé Mably le peuple face à ce même absolutisme. C’est également au xviiie siècle que la dimension confessionnelle commence réellement à être prise en compte. Voltaire, en effet, défend l’islam comme incarnant les Lumières d’autrefois face à un Martel obscurantiste. Chateaubriand, quelques décennies plus tard, incarne son parfait opposé, lui qui défend le christianisme face au despotisme de l’islam, justifiant les croisades comme la légitime revanche de l’agression de Poitiers. Louis Philippe célèbre quant à lui Charles Martel à Versailles, au sein d’une série de tableaux commandés pour l’occasion, en tant que défenseur de la chrétienté (non sans un arrière-plan plus algérien, écho de la conquête alors en cours du territoire). Dans cette utilisation polymorphe, le cas le plus original est certainement celui de l’écrivain libanais Jurji Zaydan (1861-1914), auteur d’un roman abordant Charles Martel.
Il n’empêche, sur l’ensemble de la période étudiée, la bataille de Poitiers et Charles Martel demeurent minoritaires quant aux préoccupations des lettrés et aux goûts du grand public, y compris dans les œuvres d’art et les manuels scolaires à compter du xixe siècle. Quant à l’extrême droite, justement, ce n’est que récemment qu’elle s’est appropriée la figure de Charles Martel. Le basculement de positions pro-arabes, liées à un antisémitisme de longue durée, est à rechercher dans les événements du Kosovo en 1999 puis les attentats du 11 septembre 2001. Les écrits de Guillaume Faye ou les réflexions de la Nouvelle Droite (avec l’influence de Samuel Huntington), l’appropriation de Martel par le MNR de Bruno Mégret dès l’an 2000 (pour tenter de faire pièce à la Jeanne d’Arc du FN), puis par Marine Le Pen, Renaud Camus et le « Grand Remplacement », mais également, pour le grand public, les ouvrages de Dimitri Casali ou Lorant Deutsch, sont autant de jalons dans cette reconquête d’une image historique, dont on aura saisi toute la dimension opportuniste. Comme nous l’annoncions en introduction, ce livre est bien un modèle du genre, qui s’attache à déconstruire un mythe historique à travers la longue durée de sa représentation. Souhaitons que sur d’autres mythes, des recherches similaires soient menées de manière aussi sérieuse.
Jean-Guillaume Lanuque
lundi 7 septembre 2015 :: Permalien
Ma guerre d’Espagne à moi , par Sylvain Boulouque, pour L’OURS n° 450, juillet-août 2015.
Côté révolutionnaires, signalons la nouvelle édition du témoignage de Mika Etchebéhère. Il avait été publié une première fois en 1976, puis repris en 1998 (cf. L’Ours 284, 1999). Depuis est également paru le bel ouvrage qu’Elsa Osorio lui a consacré, La Capitana (L’OURS 422, 2013). Cett édition est augmentée d’une substantielle préface plaçant Mika Etchebéhère dans la galaxie des écrivain-e-s poumistes, entre Mary Low et George Orwell, et d’une lettre adressée à Marguerite et Alfred Rosmer, à son retour en Argentine. L’ouvrage est également accompgné d’un DVD documentaire réalisé par Javier Olivera et Rodolfo Pochat à partir d’entretiens qu’elle leur avait accordés lors de la sortie de son livre. Rappelons brièvement son extraordinaire parcours. Née en 1902 de parents juifs – son père enseigne le yiddish – ayant émigré en Argentine pour fuir l’Empire russe, Mika Feldman passe très jeune par les groupes anarchistes puis par le PCA avant d’en être exclue pour trotskisme. Venue avec son compagnon Hipolito Etchebéhère en Europe, ils assistent en Allemagne à l’accession d’Hitler au pouvoir. Ils s’installent à Paris avant de se rendre en Espagne où son conjoint meurt. Alors que les femmes sont renvoyées à l’arrière, Mika continue à combattre dans la division de Cipriano Mera.
À la relecture d el’ouvrage, la même impression domine, son grand courage et sa volonté de fer lors de l’affrontement avec les franquistes et face à l’enfermement qu’elle subit quand elle est arrêtée et emprisonnée par les communistes après l’interdiction du POUM. Un calme et une détermination toujours intacts dans les entretiens du DVD.
Syvain Boulouque
lundi 7 septembre 2015 :: Permalien
Ma Guerre d’Espagne à moi sur Dissidences (juillet 2015).
Extirpée du tas de boue et de terre sous lequel elle avait été ensevelie à la suite du bombardement de sa tranchée sur le front de Madrid, ayant réussi à s’échapper par miracle de la cathédrale de Sigüenza où s’étaient barricadés les derniers défenseurs de la ville, Mika Etchebéhère est une miraculée, une survivante. Cette femme « comme il en existe peu », pour reprendre les mots de Julio Cortázar, a eu la bonne idée d’écrire ses Mémoires, publiés une première fois chez Denoël en 1976, réédités chez Actes Sud en 1998, et opportunément remis à notre disposition par les éditions Milena et Libertalia, dans une version enrichie. C’est tout d’abord un témoignage précieux, car de première main, d’une combattante qui nous rappelle que la guerre d’Espagne ne consista pas seulement en des assauts romantiques de casernes de militaires factieux. Ce fut aussi une guerre longue, de position, présentant bien des points communs avec la guerre de 1914-18. Le froid terrible, la boue, les poux furent le quotidien de Mika et de ses compagnons … l’ennui aussi. C’est d’ailleurs pour tromper cet ennui qu’elle organisera des bibliothèques ambulantes et des cours d’alphabétisation sur le front (p. 319).
Née en 1902 en Argentine, elle est mariée à Hippolyte Etchebéhère, basque né en Argentine, engagée au PC avec lui dès le début des années 1920, mais tous deux sont presqu’aussitôt exclus lors de la période de bolchevisation. Proches des Rosmer dans les années 30, ils sont un moment militants du groupe Que faire ? à Paris. Ayant assisté à Berlin, impuissants, à la montée d’Hitler vers le pouvoir, ces révolutionnaires professionnels viennent d’arriver en Espagne dans un but à la fois médical et touristique, quand débute la guerre civile. Malade de la tuberculose mais bien décidé à ne pas mourir de maladie, Hippolyte est fauché dès le mois d’août 1936 par une balle de mitrailleuse, à la tête de la colonne du POUM qu’il commande. Naturellement c’est sa compagne qui devient « capitana », une femme qui, selon le témoignage d’un combattant paysan d’Estrémadure, dirigera « ceux de ma terre que personne ne peut commander ». Situation singulière d’égalité des sexes qui intrigue le chef anarchiste Cipriano Mera, admiratif mais paternaliste aussi envers celle qu’il ne cessera d’appeler « la petite », ce qui lui vaut cette réflexion cinglante : « toi, avec tout ton anarchisme, pourri de préjugés comme n’importe quel mâle » (p. 375).
Les pages dans lesquelles Mika Etchebéhère s’interroge sur les liens étranges qui l’unissent aux combattants du POUM, étudiants et instituteurs madrilènes ou paysans estrémègnes semi-analphabètes, ne sont pas les moins intéressantes. Ayant constamment à l’esprit le bien-être de ses soldats, et jouant de la sorte le rôle d’une mère, tout aussi intouchable, elle peut leur demander beaucoup. Eux, en revanche, veillent sur elle quand elle est épuisée, malade : « Ce sont mes enfants et en même temps mon père » (sic, p. 251). Et elle ajoute : « On aura tout vu. C’est une femme qui commande la compagnie et les miliciens qui lavent les chaussettes. Pour une révolution, c’est une révolution. Toutes leurs idées sur la femme sont embrouillées » (p. 247 et 251). Mais de manière générale, bien des notations, au fil de la plume, possèdent une profondeur incitant à la réflexion : la mutation de la perception du temps en révolution, l’importance des odeurs (p. 241-242), l’infiltration des fascistes au sein du camp républicain (p. 166), le choix de l’aviation franquiste de bombarder en priorité les quartiers populaires… Et par-dessus tout, la sensibilité de Mika Etchebéhère, qui supporte mal la vision des blessures, et pleure toutes ces morts imposées par la nécessité de la guerre et de la révolution.
Armes dérisoires – « fusils surannés, dépareillés » (p. 251) » –, bombes artisanales allumées au feu d’un cigare » (p. 198), renforts promis qui n’arrivent pas, manque d’avions … aucune difficulté ne sera épargnée au camp républicain, vu ici sous son angle madrilène plus que barcelonais, mieux connu. Et pourtant jamais, dit-elle, des combattants aussi désarmés, aussi mal équipés, n’ont été « aussi héroïques, aussi endurants que les nôtres » (p. 271), dès les premières heures du coup d’État, qui voit jusqu’aux prostituées désireuses de s’armer ! Les miliciens du POUM ont d’autant plus de mérite à tenir que très tôt le Parti communiste lance « une campagne criminelle » contre leur parti, dit-elle (p. 266), « nous traitant de fascistes, de traîtres, d’alliés de Franco » : « pour empêcher que la campagne organisée contre le POUM ne nous sape le moral nous demandons qu’on nous apporte seulement La Batalla et La Antorcha, journaux de l’organisation, et CNT, organe de la CNT ». Au fur et à mesure que passent les mois, la campagne s’intensifie : « ces calomnies sont un affront à nos combattants qui ont vu tomber tant de leurs compagnons dès les premiers jours de la guerre » (p. 302). C’en est fini de la fraternité des premiers jours, déplore-t-elle. Malgré l’arrestation des dirigeants du POUM, la disparition d’Andreu Nin, le procès fait au parti, les combattants du POUM continuent la lutte sur le front de Madrid, désormais intégrés dans l’armée commandée par le cénétiste Cipriano Mera. La guerre l’emporte peu à peu sur la révolution. Pour autant, cette dimension politique demeure globalement à l’arrière-plan d’un récit qui est avant tout témoignage par en bas, évocation profondément humaine de ces individus comme les autres, ayant fait le choix d’un engagement entier. La fin, abrupte, nous prive de leur sort ultérieur, tant Ma Guerre d’Espagne à moi se lit comme un roman aux personnages attachants.
Et pourtant, on comprend ce que l’écriture de ce témoignage a coûté à son auteure, en même temps qu’elle le jugeait certainement nécessaire, une façon de rendre hommage à ses camarades sacrifiés. Le chagrin ressenti à la suite de la mort de son mari est récurrent, et avec la mort de ce combattant de quinze ans seulement, qui occupe les dernières lignes du récit, c’est une forme de cénotaphe de l’innocence qu’elle édifie. La conclusion de Mika Etchebéhère est amère : la guerre sera perdue, mais « les travailleurs espagnols auront lavé la honte de la défaite sans combat des travailleurs allemands et inscrit dans les annales des luttes ouvrières les pages les plus fulgurantes de leur histoire » (p. 317). Ayant réussi à quitter l’Espagne après s’être réfugiée à l’ambassade de France à Madrid, Mika Etchebéhère repart en Argentine en 1939. Elle finira sa vie dans la région parisienne en 1992, ayant revu ses chers amis, les Rosmer.
Le documentaire latino-américain joint à cette édition en format DVD, et réalisé par Fito Pochat et Javier Olivera, date de 2013. Il suit les traces de Mika et Hippolito Etchebéhère à travers la plupart des endroits évoqués dans le livre. Menés par la figure de leur neveu Arnold, nous découvrons l’Argentine de leurs années étudiantes, la Patagonie, tellement superbe qu’elle faillit devenir leur paradis, Berlin, où ils assistèrent à la défaite sans combat du mouvement ouvrier, là où Mika était persuadée d’une victoire possible de la révolution, Paris, où ils habitèrent quelques temps… Puis l’Espagne, bien sûr. Visuellement, les vues actuelles voisinent avec des photographies ou des films d’époque, sans qu’aucun d’entre eux ne nous soit présenté et explicité. Seule la masse des anonymes, de ces miliciens levant le poing et serrant leurs armes, nous cherchent du regard, sans que l’on sache où et quand ces prises ont pu être faites. Tout au long du documentaire, les commentaires du neveu Etchebéhère alternant avec le témoignage de Mika, filmé en 1973 (en français) et en 1984, ainsi qu’avec la lecture de nombreux extraits de son livre. Quelques anecdotes supplémentaires nous sont ainsi contées : l’interrogatoire d’un aviateur allemand par Mika, son arrestation après qu’un camarade ait lancé en public « Vive Trotsky ! » et sa libération grâce à Cipriano Mera, et la dernière image qu’elle a d’un Madrid sur le point d’être investie par les forces franquistes, lorsque les réfugiés quittent les quartiers riches qu’ils avaient occupés, résumé poignant du retour à l’ordre antérieur. Un DVD certes intéressant, mais qui souffre d’un manque de recherches sur les documents présentés. Contrairement à une idée hélas trop répandue, les images ne parlent pas d’elles-mêmes.
Jean-Guillaume Lanuque et Jean-Paul Salles