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mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien
Paru sur le site de France Culture, le 10 décembre 2019.
En 1914, les premières émanations de gaz lacrymogène s’élèvent dans les tranchées. Plus d’un siècle après, ce gaz n’a eu de cesse d’être perfectionné et est devenu l’instrument de contrôle des foules privilégié des forces de l’ordre.
Depuis l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, les volutes de fumée blanche sont devenues une signature systématique des manifestations contre la politique du gouvernement, obligeant les participants à se replier pour ne pas finir le visage constellé de larmes, toussant sans discontinuer. La grenade lacrymogène, ou gaz CS, est devenue emblématique des forces de l’ordre et elle porte désormais avec elle la charge symbolique, au même titre que le lanceur LBD 40, des violences policières régulièrement dénoncées ces derniers mois.
En août 2017, le ministère de l’Intérieur avait lancé un appel d’offre de 22 millions d’euros pour se rééquiper de grenades lacrymogènes. Depuis, ces dernières ont été utilisées sans discontinuer lors des manifestations, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes, contre des Gilets jaunes (7 940 grenades lancées en l’espace d’une journée en décembre 2018), contre la Manif pour Tous ou plus récemment encore, en juin dernier, lors des opérations pacifiques de blocage d’Extinction Rebellion, au point de faire perdre connaissance le commandant CRS en charge de l’évacuation des militants écologistes…
La grenade lacrymogène a perdu son caractère exceptionnel et est dorénavant parfaitement intégrée au modus operandi des forces de l’ordre. Mais depuis quand, au juste, s’est-elle à ce point inscrite dans le paysage ? Dans son livre Petite histoire du gaz lacrymogène (éditions Libertalia), la chercheuse en sciences sociales de la Bournemouth University au Royaume-Uni, Anna Feigenbaum, dresse un historique extrêmement précis de la façon dont le gaz lacrymogène est devenu un outil de contrôle des foules indispensable aux autorités.
La France, mère patrie du gaz lacrymogène
S’il faut attendre la Première Guerre mondiale pour voir apparaître des armes chimiques produites à une échelle industrielle, ces dernières n’ont pas attendu des conflits de cet ordre pour exister. Dans Petite histoire du gaz lacrymogène, Anna Feigenbaum raconte ainsi qu’on retrouve les premières formes de vaporisateurs de gaz poivre dès le Japon féodal, « lorsque les samouraïs l’utilisaient, sous le nom de metsubushi, pour lutter contre les brigands. Des extraits de piment étaient versés dans des sacs en papier de riz et projetés vers les yeux de l’adversaire, provoquant une cécité temporaire ».
On constate des techniques de guerre équivalentes chez les guerriers chinois, qui faisaient frire des piments en grande quantité sur les champs de bataille pour dégager une fumée irritante, ou encore, au xve siècle, chez la tribu amérindienne des Tainos qui lançait sur les envahisseurs espagnols des calebasses emplies de cendres et de piments forts écrasés en guise de grenades…
C’est cependant en France, peu avant la Première Guerre mondiale, qu’apparaissent les premières velléités de création de gaz ayant un effet lacrymogène. Il s’agit alors d’affronter les criminels barricadés : après les pillages de banques et meurtres orchestrés par la « bande à Bonnot », leur meneur, Jules Bonnot, doit être délogé de la maison où il s’était réfugié à la mitrailleuse et aux explosifs. Le préfet de police Lépine décide alors de créer, en 1912, une commission spéciale chargée d’inventer des moyens permettant de débusquer les malfaiteurs tout en limitant les dégâts. « C’était bien à la maîtrise des foules et de la rue que songeait le novateur Lépine, qui avait été confronté à nombre de manifestations ouvrières et d’émeutes sur les boulevards parisiens - comme celle du 1er juillet 1910, à l’occasion de l’exécution du cordonnier tueur de flics Liabeuf », avance l’historien français de l’anarchisme Julius Van Daal en préface de l’ouvrage d’Anna Feigenbaum.
Le premier gaz lacrymogène, l’étherbromacétique, connu pour ses propriétés irritantes, est testé par la préfecture de police de Paris avec succès dès 1913, puis récupéré par l’armée française aux débuts de la Première Guerre mondiale. Les soldats français s’arment de cartouches suffocantes et de grenades à main pour arroser l’armée allemande de gaz lacrymogène... et débutent par là même la première guerre chimique moderne. Un an plus tard, les soldats allemands répliqueront à Ypres en libérant 180 tonnes de chlore sur les lignes alliées, dans une attaque qui fait plus de 1 000 morts et que raconte le lieutenant Jules-Henri Guntzeberg, commandant de la 2e compagnie du 73e régiment d’infanterie territoriale devant une commission d’enquête :
« Le nuage s’avançait vers nous, poussé par le vent. Presque aussitôt, nous avons été littéralement suffoqués […] et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements très violents à la gorge et aux yeux, battements aux tempes, gêne respiratoire et toux irrésistible. [...] J’ai vu, à ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns se relever, reprendre la marche, retomber, et, de chute en chute, arriver enfin à la seconde ligne, en arrière du canal, où nous nous sommes arrêtés. Là, les soldats se sont affalés et n’ont cessé de tousser et de vomir. »
L’attaque d’Ypres entre dans l’histoire comme le premier gazage de masse et marque dans un même temps le début d’une surenchère qui va mener à l’industrialisation des armes chimiques. En Allemagne, le chimiste Fritz Haber (prix Nobel de chimie de 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac !) aura ainsi jusqu’à 2 000 employés sous ses ordres dans l’unique but de créer des armements chimiques, tandis que la France militarise les services de chimie, de pathologie et de physiologie de ses seize plus prestigieuses facultés de médecine. Les champs de bataille de la Première Guerre mondiale se transforment en terrains d’essai d’armes chimiques créées à la volée… tout ceci en réponse aux premiers tirs de gaz lacrymogènes.
Le gaz lacrymogène aux États-Unis : un « gaz de guerre pour temps de paix »
Au sortir de la Première Guerre mondiale, on laisse, en France, le gaz lacrymogène de côté. « Quand on crée la gendarmerie mobile entre 1921 à 1926 (qui a peu ou prou les mêmes fonctions que les CRS de nos jours, avec lesquels elle travaille conjointement sous l’appellation d’Unité de force mobile, ndlr), c’est une force spécialisée professionnelle dédiée au maintien de l’ordre. Elle ne fait que ça », rappelle Jean-Marc Berlière, historien spécialiste de la police française et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CNRS).
« La gendarmerie mobile met au point un répertoire “d’action” : toujours laisser une porte de sortie aux manifestants ; gérer les flux ; ne pas empêcher les gens de manifester, mais proportionner les ripostes à l’attitude des manifestants ; éviter tout contact, tout corps à corps ; agresser les sens, mais pas les corps, d’où des charges où il s’arrêtent brutalement... Mais ils n’ont pas la panoplie qui permettrait de maintenir des manifestants extrêmement déterminés, voire des émeutiers à distance – il faut voir ce qu’il s’est passé en février 34, [lors de l’affaire Stavisky]. On connait les gaz, mais on ne les utilise pas pour des raisons psychologiques faciles à comprendre. »
Les exactions commises à l’encontre des « poilus » ont rendu les armes chimiques intolérables à la population française comme à l’armée. La production de gaz lacrymogène s’exporte donc de l’autre côté de l’Atlantique pour se poursuivre aux États-Unis, dès 1917, dans le but d’une application « civile », raconte Anna Feigenbaum :
« On différencia davantage les gaz toxiques et les nouveaux gaz inventés pendant le conflit mondial. Ce distinguo sémantique continua d’être opératoire dans les conventions du droit de la guerre relatives aux gaz de combats. Il pouvait servir à légitimer la prohibition de certaines armes ou l’autorisation de certaines autres. Ce mode de raisonnement permit au gaz lacrymogène de suivre une trajectoire juridique différente (non sans de nombreuses contestations) que d’autres agents toxiques. »
Les années 1920 deviennent l’âge d’or du gaz lacrymogène, ou gaz CN, du nom du composé utilisé, le chloroacétophénone : d’une arme de guerre, il est dorénavant un "attribut bénin de la répression des foules ». Amos Fries, général de l’armée des États-Unis, se fait le chantre des armes chimiques. Il assure la communication, vantant les mérites de ce gaz idéal pour le contrôle des foules et allant jusqu’à organiser des démonstrations lorsque nécessaire. En 1921, il convie ainsi la presse à assister à ses effets : un bataillon de policiers est chargé de ramener six hommes armés de 150 grenades lacrymogènes… sans succès. L’événement permettra aux dirigeants de la police d’assurer au New York Times que cette démonstration prouve « la précieuse utilité du gaz lacrymogène dans le travail de police ».
Peu à peu, le gaz lacrymogène devient l’instrument idéal pour briser les protestations politiques. En 1932, la Bonus Army, un groupe d’anciens combattants, réclame les suppléments de soldes qui auraient dû leur être versées depuis la fin de la guerre. Ils campent par milliers devant le Capitole, siège du congrès. Le conflit s’envenime : pour déloger les récalcitrants, le campement est assailli de gaz lacrymogènes, puis incendié. Un enfant en bas-âge, Bernard Myer, meurt sous les effets du gaz, et une femme enceinte perd son enfant. L’armée nie toute causalité, mais les anciens combattants en tirent une balade ironique, No Undue Violence :
« Nous n’avons pas usé de violences excessive, qu’ils disent…
Alors bébé Myer, ferme-la !
Même si ce n’est pas très clair
Pour ta petite cervelle
Tu as été gazé avec les meilleurs intentions »
L’arrivée de la grande dépression et des revendications sociales généralise l’utilisation des gaz lacrymogènes aux États-Unis, alors que les industriels vantent l’efficacité de leurs nouvelles techniques antiémeutes. Ce complexe militaro-industriel fait de cette arme à « faible létalité » un des fleurons de son industrie : « L’austérité et l’injustice qui alimentaient le mécontentement tombaient donc à pic et offraient un motif tout trouvé au développement et à la vente d’armes destinées à être utilisées contre des civils », relate Anna Feigenbaum. Les industries de gaz lacrymogène, la compagnie Lake Erie Chemical en tête, deviennent indissociables de la répression des manifestations, et commencent à vendre leurs produits à l’international, en Argentine, en Bolivie ou encore à Cuba.
Un gaz perfectionné par les Britanniques : le gaz CS
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les armes chimiques ne seront pas employées lors des affrontements. Mais les gaz lacrymogènes prennent leur essor dès la sortie de la guerre. En France, ils sont utilisés dès 1947, lors des grèves insurrectionnelles initiés par les ouvriers de la régie Renault de Boulogne-Billancourt, nationalisée par le gouvernement, qui voient leur ration quotidienne de pain passer de 300 à 250 grammes. Le mouvement prend rapidement de l’ampleur et comptera au plus fort 3 millions de grévistes.
Les heurts ont été extrêmement violents avec de nombreux tués. Plein de grévistes, notamment les mineurs du Nord mais surtout ceux du Massif central, ont des armes qu’ils ont gardé de la résistance, des parachutages britanniques et autres. Et donc on assiste à de vrais combats aux fusils mitrailleurs, etc. Et c’est la première fois qu’on utilise les gaz lacrymogènes. C’est très rudimentaire. Ce sont de grosses ampoules en verre, qui se cassent bien sûr, et d’ailleurs qui se cassent des fois bien avant qu’on les utilise ! Très vite, la technique a progressé : en 1948, les CRS utilisent des grenades lacrymogènes. Jean-Marc Berlière, historien spécialiste de la police française.
C’est au début des années 1950, que le gaz lacrymogène tel qu’on le connaît aujourd’hui est inventé à Porton Down, dans le sud-ouest de l’Angleterre retrace Anna Feigenbaum dans Petite histoire du gaz lacrymogène :
« [Dans] la principale installation militaire britannique vouée à la recherche et à l’expérimentation, les produits lacrymogènes étaient mis à l’essai secrètement, dans des conditions simulant les climats tropicaux et arides des colonies, afin de tester les meilleures manières de les stocker. »
Le gaz lacrymogène s’est généralisé et les nouvelles grenades mises au point sont massivement utilisées afin de mater les soulèvements dans les colonies du Commonwealth. La France suivra l’exemple britannique en Algérie au cours des années 1950. Les États-Unis, de leur côté, l’emploient massivement au Vietnam comme à domicile, sur les opposants à la guerre.
Inventé dès 1928 par les chimistes américains Ben Corson et Roger Stoughton, le gaz CS (2-Chlorobenzylidène malonitrile) est synthétisé pour un usage militaire dès le début des années 1950, puis commercialisé dans une version « moderne » en 1965 par le Royaume-Uni. Il est mis sur le marché avec l’assurance que "la supériorité du CS est due à ses effets irritants plus prononcés et plus variés ». Le gaz CS est en effet jugé moins toxique et dix fois plus puissant que son prédécesseur, le gaz CN.
Ce nouveau gaz devient rapidement la nouvelle arme chimique non létale privilégiée par les forces de l’ordre, et est encore celle qui est la plus utilisée de nos jours. En France, on découvre cette nouvelle version des gaz lacrymogènes lors des grèves de mai 1968 explique Jean-Marc Berlière :
« C’est surtout 68 qui a entraîné des modifications considérables, d’aucuns diraient des progrès, dans la panoplie des forces de l’ordre. Si vous regardez les images de 68, vous voyez des flics urbains à Paris notamment, qui chargent en imperméables, cravatés. Ils ont à peine des lunettes de motards pour se protéger les yeux, etc. Ils n’ont pas de bouclier, ils prennent des couvercles de poubelles. A partir de 68, il y a une vraie réflexion sur les véhicules, la protection des véhicules, sur les boucliers, sur les barrages mobiles avec des barrières métalliques et tout ce qui peut maintenir les manifestants à distance. »
Les manifestants confrontés à ces nouveaux gaz lacrymogènes pour la première fois apprennent rapidement, de leur côté, à s’en protéger. Au point qu’un an plus tard, lors de la bataille du Bogside en Irlande du Nord, opposant la population catholique à la police royale, ce sont des étudiants français de passage dans la région qui expliquent aux habitants qu’il faut se rincer les yeux avec de l’eau et se couvrir le visage de mouchoirs imbibés de vinaigre pour se prémunir des effets du gaz…
Depuis, le gaz CS n’a eu de cesse de se répandre : il est utilisé contre les étudiants en Corée du Sud, par Israël contre les Palestiniens lors de la première Intifada, au cours du Printemps arabe, pendant le mouvement Occupy Wall Street, lors du mouvement des Gilets jaunes ou encore, beaucoup plus récemment au Venezuela, au Caire, au Chili et à Hong Kong, où 88 % de la population aurait été exposée aux gaz lacrymogènes…
Et rien ne laisse présager que la situation va aller decrescendo. Au contraire, la tendance risque plutôt d’être à la hausse : les projections sur les ventes du marché des armes non létales, à l’échelle du monde, prédisent d’ici à 2025 une croissance du marché de 8,3 %, pour un total avoisinant les 10 milliards d’euros.
L’historien spécialiste de la police française Jean-Marc Berlière tient cependant à temporiser les actions des forces de l’ordre en France :
« Je sais bien que les historiens sont des empêcheurs de tourner en rond, parce
qu’on dit toujours le contraire de ce que les gens pensent : la violence n’a cessé de diminuer depuis un siècle et demi. Ce qui a changé, c’est la médiatisation. Il n’y a jamais eu – même en tenant compte du Bataclan – aussi peu de meurtres et d’assassinats par an en France. On doit être à 300 et quelques homicides (845 homicides en 2018, ndlr) pour toute la France, c’est-à-dire 68 millions d’habitants. Il y en avait 300 à Paris pour 300 000 habitants sous Louis XIV et je ne vous parle pas du XIXe siècle, etc. Il y a incontestablement une modération tendancielle de la violence, y compris dans le maintien de l’ordre. Pour vous situer les choses, et c’est vrai que c’est un contexte un peu particulier, mais au moment de la guerre d’Algérie, on tue, on tire encore à balles réelles. Depuis 68, il y a une modération tendancielle, même si les gens ont l’impression du contraire. Parce que quelle que soit l’époque où vous vivez, vous pensez toujours que jamais la sécurité n’a été aussi forte, etc. En fait, ce qui a changé, ce sont nos sensibilités. »
Une arme chimique légale ?
Reste que, compte-tenu d’une utilisation toujours plus massive des gaz lacrymogènes, la question de la légalité des moyens employés par les forces de l’ordre est régulièrement remise sur le tapis. L’usage de ces gaz interroge d’autant plus que si ces derniers sont interdits en temps de guerre, ils bénéficient d’un régime d’exception pour un usage "civil ».
La Convention sur l’interdiction des armes chimiques, ratifiée depuis 1993 par 193 pays, indique dans son article I que « chaque État partie s’engage à ne pas employer d’agents de lutte antiémeute en tant que moyens de guerre », ces agents de lutte antiémeute étant, selon son article II « tout produit chimique qui n’est pas inscrit à un tableau et qui peut provoquer rapidement chez les êtres humains une irritation sensorielle ou une incapacité physique disparaissant à bref délai après qu’a cessée l’exposition ».
En réalité, les États membres sont autorisés à utiliser ces outils à « des fins de maintien de l’ordre » à condition de déclarer « le type d’agents antiémeutes qu’ils possèdent ». Cette contradiction s’explique notamment par le fait qu’il est impossible pour un soldat, en temps de guerre, de distinguer les différents types d’armes chimiques susceptibles d’être employés. « L’agent CS aurait été utilisé par les forces américaines au Viêt-Nam pour obliger les combattants ennemis à quitter leur abri afin de pouvoir ensuite les abattre ou les bombarder au moyen d’obus ou de bombes explosifs et incendiaires », rapporte ainsi Samuel Longuet dans Les Agents de lutte antiémeute, des armes chimiques hors du tabou ?
Surtout, explique Anna Feigenbaum, le développement des gaz lacrymogènes s’est inscrit dans la répression de conflits intérieurs, qu’il s’agisse de conflits sociaux ou coloniaux. Ces conflits, contrairement à des conflits armés, ne poursuivent (en théorie) pas d’objectif létal. Mais aux yeux de la chercheuse, « le statut juridique du gaz lacrymogène, dans le cadre du droit international et de la régulation du commerce mondial, demeure opaque. Comme c’est le cas de nombreux autres produits toxiques, le gaz lacrymogène doit être clairement et systématiquement régulé, et toutes les ventes doivent être portées à la connaissance du public ».
Pierre Ropert
mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien
Paru dans Charlie Hebdo (4 décembre 2019).
Sous prétexte qu’elles ne tuent pas, les lacrymos sont utilisées à tout bout de champ. Il s’agit pourtant d’armes chimiques. En tant que telles, elles sont interdites en temps de guerre…, mais autorisées contre les civils en tant de paix. Des moyens légaux et très commodes pour restreindre la liberté de manifester.
Aujourd’hui, pas besoin d’être un black block cagoulé et lanceur de pavé pour se prendre des lacrymos dans la gueule. Femmes, enfants, retraités, tout le monde y a droit. (Si vous n’avez jamais expérimenté les lacrymos, imaginez qu’on vous verse du poivre dans les yeux pendant qu’on vous appuie fortement sur la poitrine.)
D’une certaine façon, on pourrait dire que les lacrymos sont un progrès. Avant l’avènement de cette technologie, les policiers tiraient allégrement à balles réelles sur les manifestants. Cela ne fait pas si longtemps que la pratique a cessé (en France, les derniers tirs sur la foule datent de 1961 en métropole et 1974 en Martinique).
Le problème, c’est que cette humanisation policière s’est vite transformée en escalade répressive. Et c’est facile. Il suffit de quelques jets de canettes de bière (vides en plus, comme si cela risquait d’égratigner quelque peu les Robocop) pour que les CRS arrosent la foule à coups de centaines de lacrymos : parfait pour dissuader les plus pacifiques de défiler. Au pire, on infiltre – un grand classique – deux ou trois flics parmi les black blocks, et le tour est joué.
Or l’usage des lacrymos entre théoriquement dans le cadre de l’article R.434-18 du Code de la sécurité intérieure, qui a le mérite d’être très clair : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. »
Sauf que le déluge de lacrymos déversé sur les « gilets jaunes » est tout sauf nécessaire et proportionné.
Le 1er décembre 2018, 15 000 grenades ont été balancées sur Paris en quelques heures. Elles ont été lancées sur des enfants, des femmes avec des poussettes, des handicapés en fauteuil roulant, des manifestants pacifiquement assis et le tout dans des rues étroites où les paisibles badauds crachaient leurs poumons sans pouvoir s’enfuir (ou alors au risque de dangereuses bousculades).
Les gaz lacrymos ne sont pas seulement défensifs, ils sont le fer de lance d’une stratégie offensive. Sans même attendre de recevoir les premiers projectiles, les flics éjaculent leurs grenades pour bloquer et disloquer les cortèges. Du point de vue policier, on comprend la logique. Cela permet de faire un tri entre les manifestants « pacifiques » – qui se barrent au premier gazage – et les « irréductibles », ainsi plus faciles à isoler et à arrêter.
C’est un peu l’inverse de ce que, dans Mythologies, Roland Barthes disait à propos des publicités pour détergents : « La saleté n’est plus arrachée de la surface, elle est expulsée de ses loges les plus secrètes. » Avec les lacrymos, la « saleté » est accrochée avant d’être « traitée ».
À ça près que le tri est très discutable, comme le relevait le rapporteur spécial des Nations unies dans un rapport de 2012 : « Le recours au gaz lacrymogène ne permet pas de faire de distinction entre les manifestants et les tiers, observateurs ou passants par exemple, ni entre les personnes en bonne santé et celles dont l’état de santé est défaillant. » Cela rejoint l’analyse de la chercheuse anglaise en sciences sociales Anna Feigenbaum, auteure de Petite histoire du gaz lacrymogène [1]. Elle estime que « son usage vise à semer délibérément la confusion dans une foule et peut ainsi la “ridiculiser” et l’affaiblir par la suffocation et la nausée » et qu’à ce titre « le lacrymo peut être trainé devant les tribunaux au nom de la liberté de parole et d’assemblée ».
Le pire est qu’il est interdit de se protéger des lacrymos.
Si vous venez en manif avec un masque on considère que vous avez l’intention d’être violent. Or c’est justement l’inverse : comme les flics arrosent tout le monde indifféremment, on peut se faire gazer sans être un casseur. Et dès lors, ce n’est que pure logique, se protéger du gazage ne signifie pas qu’on est casseur. C’est juste de la légitime défense de la part de quelqu’un qui n’a rien fait de répréhensible.
En plus, même du point de vue du maintien de l’ordre, pas sûr que les lacrymos soient vraiment utiles. Plusieurs études de psychologie sociale ont montré qu’ils avaient plutôt tendance à exciter les manifestants. Un rapport à paraître relate une enquête menée par le biologiste et enseignant Alexander Samuel sur des « gilets jaunes » gazés ou non. Eh bien, les premiers « exprimaient 20% de plus de perception d’humiliation et de honte à cause du comportement des forces de l’ordre », ce qui, poursuit-il, « pourrait être un facteur aggravant des violences de “gilets jaunes” ».
On ne va pas regretter les tirs à balles réelles dans les foules. Les lacrymos sont peut-être plus démocratiques que les mitrailleuses, mais leur banalisation abusive relativise quelque peu ce côté démocratique. Et puis, si les flics tiennent tant à gazer les foules pour ne pas perdre la main, suggérons-leur de balancer du protoxyde d’azote… Autrement dit, du gaz hilarant. Au moins il y aurait plus de monde dans les manifs.
Antonio Fischetti
[1] Un ouvrage très bien documenté, qui vient de sortir aux éditions Libertalia.
mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien
Paru dans Politis, 5 décembre 2019.
« Une enfance bien dégenrée ». Avec ce premier chapitre, Lola Miesseroff décrit sa famille, pauvre mais joyeuse, libérée et libertaire, où les parents tiennent un club de naturisme fréquenté par une série de personnages socialement et sexuellement en marge. Dans un récit passionnant et picaresque, on découvre une part plus personnelle de cette « fille à pédés » fréquentant le Front homosexuel d’action révolutionnaire et les boîtes gays et lesbiennes de San Francisco ou Paris, vagabondant avec bonheur dans un milieu interlope où liberté, amour et jouissance sont des armes politiques.
Olivier Doubre
mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien
Paru dans CQFD (décembre 2019).
« Détruisez le règne de l’argent ! Communisez ! » (John Holloway)
Catastrophe pour le vieux monde ignoble : le Holloway nouveau est arrivé. Il s’intitule éloquemment La Rage contre le règne de l’argent et est traduit en français balèzement par les éditions Libertalia comme les deux géniaux brûlots précédents de l’agitateur irlandais, Crack Capitalism, 33 thèses contre le capital et Lire la première phrase du Capital qui conviaient eux aussi à la création d’une « nouvelle grammaire » de la révolte épicée.
Brandissant l’appel à la révolution immédiate d’Étienne de La Boétie en 1574 (« Soyez résolus de ne servir plus et vous serez libres aussitôt »), John Holloway met en avant que si c’est nous qui faisons le capitalisme par notre lâche soumission à sa logique, nous pouvons tout aussi bien le défaire. Nous ne voulons plus du capitalisme ? Cessons tout de suite de le fabriquer. Comment ? En envoyant aux pelotes les vieilles stratégies de luttes avec lesquelles on part toujours perdant puisque, par exemple, un militant ne fait qu’attendre cafardeusement le Grand Soir dans un parti hiérarchisé « reproduisant lui-même ce qu’on veut détruire » (l’esprit de discipline, l’abnégation, l’adoption d’« agendas fixés par le capital »).
Finis les sacrifices et les papillons noirs ! s’écrie Holloway. C’est sur-le-champ qu’on peut niquer le capitalisme, l’autorité, le travail, l’argent, « le temps de l’horloge » en leur disant « Non ! » Chaque fois qu’on leur désobéit, qu’on retrouve un peu du pouvoir créatif enfoui au fin fond de nous, qu’on agit comme ça nous chante, qu’on construit des espaces ou des moments de rébellion éclair, qu’on prend soi-même l’initiative advienne que pourra, on fracture un tout petit peu ou beaucoup plus que ça, crac crac, les structures mêmes de la domination. C’est qu’« à mesure que nous faisons les choses d’une manière différente, contre et au-delà du travail, nous commençons à voir que le capitalisme est plein de brèches. » Des brèches, presque invisibles parfois, qui constituent la vraie « crise du système » et qu’il convient d’élargir, de multiplier, de rendre mobiles, de faire entrer en résonance et en confluence pour qu’elles nous entraînent vers un « possible changement radical », vers un « monde de nombreux mondes », comme disent les zapatistes. Les zapatistes dans un des bastions desquels, à l’université autonome de Puebla, au Mexique, John Holloway enseigne depuis 1991 l’histoire de l’insoumission.
Tout ceci n’est bien sûr que le pitch d’un trio de manifestes contre la résignation d’une prodigieuse richesse libératrice constellés d’exemples roboratifs d’occupations sauvages, de réinventions surprises, de sabotages corsés, d’expérimentations hardies, de mutineries contagieuses, de détournements inattendus, d’anti-spectacles transgressifs, d’insolences jouissives, d’ouvertures galvanisantes sur l’ailleurs.
« Le monde que nous voulons créer brise la séparation instrumentale entre la fin et les moyens : les moyens sont la fin. »
Noël Godin
mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien
Paru dans Le Monde libertaire.
Les bonnes raisons de lire le dernier livre de Jacques Lesage de La Haye L’Abolition de la prison sont multiples. Il en est pourtant une que je tiens personnellement pour majeure. Elle contribue à nous déniaiser, à nous libérer des lieux communs, des idées préconçues et du lavage de cerveaux savamment organisé par celles et ceux qui s’y entendent à merveille pour gouverner les esprits. Donc, au passage, pour empêcher de réfléchir sereinement et sans a priori aux conditions de vie d’une grande partie des citoyens et, notamment, des citoyens incarcérés dans les geôles républicaines françaises, incessamment dénoncées par l’Union Européenne pour les conditions de détention qui avoisinent encore trop souvent celles que l’on rencontre le plus souvent dans des pays aux convictions humanitaires pour le moins douteuses.
Si encore la prison se montrait efficace en matière d’éradication de la délinquance et de la criminalité, nous pourrions peut-être, en fermant les yeux (au prix d’une entorse à l’humanité la plus élémentaire) lui dénicher finalement une dimension sociale favorable à la vie en collectivité. Hélas pour la collectivité et l’apaisement des conflits d’intérêt entre les individus, qui se révèlent le plus souvent à l’origine des actes délictueux, il n’en est strictement rien. Et Jacques Lesage de La Haye s’attelle avec la sagesse et l’intelligence d’un homme qui connaît ce sujet par cœur, ne serait-ce que pour avoir lui-même goûté aux cachots de la République et pour animer depuis plusieurs années une émission anti-carcérale hebdomadaires Ras les Murs tous les mercredi soir sur Radio Libertaire (89.4 FM).
Cette expérience humaine lui permet de nous éclairer avec intelligence sur les véritables raisons d’être en prison. Pas plus que les galères, la roue, le bagne, voire la guillotine, la prison n’aboutit aux effets escomptés par celles et ceux qui songent, bien au contraire, à en augmenter sempiternellement le nombre, quitte à continuer à tromper les citoyens abusés par une rhétorique répressive et illusoire, que Jacques Lesage de La Haye dénonce avec la justesse et la liberté de ton qui conviennent à de tels errements sociaux.
En fait, l’aberrante et inutile politique carcérale dénoncée avec détermination par l’auteur rappelle en de nombreux points la devise ô combien stupide (certainement concoctée par des individus tout aussi inconséquents que les tenants du tout carcéral). À savoir : « si nous voulons la paix, il faut préparer la guerre. » Résultat, nous n’avons jamais cessé de faire autant la guerre. Construisons donc de plus en plus de prisons et nous aurons de plus en plus de détenus.
À tout dire, il serait souhaitable et fructueux pour la société que les responsables de notre étrange République éprouvent au plus vite le besoin de s’inspirer de cet ouvrage salutaire à plus d’un titre.
Lisez donc ce livre. Il ne vaut pas très cher mais il vaut le coup !
Serge Livrozet