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lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans CQFD, juin 2025.
Wu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l’échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l’un d’entre eux, Wu Ming 2, à l’occasion de son récent passage à Marseille.
« Ils ont tous les yeux pointés vers le ciel. Ici-bas, c’est trop dégueulasse. »
Martin Zanka, ufophile, Ovni 78, 2024
« Les théories du complot sont les ratés à l’allumage d’un instinct politique sain et légitime : la suspicion. »
Marcus Gilroy-Ware, cité dans Le Double, Naomi Klein, 2024
Tout a commencé en 1994. Une bande de joyeux drilles bolognais bien à gauche décident de créer une créature collective oscillant entre activisme, art et littérature : Luther Blisset. Cette signature pouvait être adoptée par quiconque désirait faire de l’agit-prop gauchiste, notamment des canulars médiatiques. Elle s’est autodétruite en 1999, laissant place à un collectif de cinq auteurs, Wu Ming (qui veut dire à la fois « anonyme » et « cinq » en chinois), lesquels ont signé de nombreux ouvrages, parfois ensemble, parfois en solo (sous les noms de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.). Avec la même volonté que Luther Blisset : reprendre pied en matière de guerre culturelle, ne pas laisser le champ des imaginaires à l’extrême droite.
Le dernier ouvrage collectif de Wu Ming, Ovni 78, est un roman qui se déroule en Italie courant 1978, moment où les carottes semblent cuites pour les lendemains qui chantent. Alors que le pétillant et complexe « mai rampant » agitait la péninsule depuis 1968, l’enlèvement et l’assassinat en mai 1978 d’Aldo Moro par les Brigades rouges marquent la fin d’une ère politiquement combative où tout semblait possible, avec embrasement des rues. Wu Ming 2, alias Giovanni, à l’occasion d’une rencontre à la chouette librairie marseillaise L’Hydre à Mille Têtes, caractérise cette phase de reflusso [reflux]. Soit : « La vague du changement social qui s’arrête et se reconcentre sur la sphère privée. »
Le ciel comme consolation
Si cette chape de désillusion généralisée galope en arrière-fond d’Ovni 78, son cœur narratif se consacre à une passion émergente : les objets volants non identifiés. Les principaux personnages du roman sont en effet tous concernés par l’obsession de l’ufologie qui, cette année-là, touche l’Italie tout entière. Et pas qu’un peu, souligne Wu Ming 2 : « En 1978, il y a plus de 2 000 témoignages de visions d’ovnis, un record mondial. » Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbante. Ou bien simplement avoir aperçu des astronefs bizarres aux lumières incroyables.
Alors que le pays se déchire politiquement, les yeux se lèvent vers le ciel. Comme le formule l’un des personnages du roman, c’est « une distraction dans une période noire pleine de sombres pensées ». D’où la multiplication de « rencontres » avec des visiteurs de l’espace, abordées de diverses manières. Les ufologues évoqués dans le récit sont ainsi de trempes différentes. Wu Ming 2 les divise en trois catégories principales :
• Les paranoïaques. Ceux-là pensent que l’État sait tout et que se trament de sombres machinations dans le ciel italien. Ils plongent tête la première dans le terrier de la conspiration multiforme.
• Les scientifiques. Pour chaque signalement d’ovni, ils dressent une analyse poussée des circonstances de la vision, découvrent bien souvent qu’il s’agit d’un ballon météo ou d’un délire éthylique.
• Les « ufophiles » : pour eux, les ovnis sont intéressants car non identifiés, merveilleux, en marge. Leur soif d’imaginaire les conduit à rêver cet ailleurs surgi sans crier gare. « Ils les aiment parce qu’ils ne sont pas identifiables », sourit Wu Ming 2, qui, on le sent bien, a un faible pour eux. Ces trois catégories sont évidemment poreuses, aux frontières malléables. Mais elles dessinent une cartographie qui rebat les cartes de la vision du complotisme comme uniforme et monomaniaque. Non, cette soif d’imaginaire n’est pas forcément une maladie politique. Encore faut-il ne pas la laisser aux mains exclusives des manieurs de passions tristes, aka l’extrême droite. C’était vrai hier, ça l’est toujours aujourd’hui.
L’ovni et le virus
L’inflation effrénée de ces rencontres du troisième type est, selon Wu Ming 2 et ses camarades, la résultante d’un trop-plein de surveillance. Dès le premier jour de l’enlèvement d’Aldo Moro, le 16 mars 1978, l’Italie est ainsi plongée dans la paranoïa étatique, avec lois spéciales et état d’urgence permanent. Une atmosphère qui confine les cerveaux et malaxe les imaginaires pendant et après les 55 jours de détention du président de la Démocratie chrétienne : « C’étaient des journées de délire, de légendes urbaines et de mythomanie contagieuse, alimentées par une information monothématique et par la paranoïa d’État », pose Ovni 78. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la période du confinement Covid, qui a vu les fantasmes de complot exploser. « Nous avons lancé l’écriture du roman en 2020 pendant la période du confinement, confirme Wu Ming 2, et il y a bien sûr des traits d’union entre le climat posé par l’urgence terroriste de 1978 et l’urgence sanitaire, il y a cinq ans. Pas seulement concernant cette exigence d’identification par des papiers dès que l’on sort dans la rue, mais aussi à un niveau social. Dans les deux cas, on devait toujours choisir un camp, par exemple sur la question des vaccins. Et la gauche en général a été incapable de se montrer critique du pouvoir, car il y avait la peur d’ouvrir la porte à “ces gens-là”, les complotistes qui croient des choses dangereuses. »
Pour les personnes engagées dans un cheminement conspi, cette porte close est un encouragement à continuer les recherches, la preuve que le système tout entier est dans le complot. Et pour l’extrême droite : une aubaine. « Le gouvernement fasciste au pouvoir en Italie est sorti tout droit de la période Covid, estime Wu Ming 2. Fratelli d’Italia était alors loin des cercles du pouvoir, et ses troupes ont exprimé des critiques que la soi-disant gauche ne portait pas, par peur de se compromettre avec les monstres. Or, les fascistes n’ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table. »
Les ragondins de la discorde
Dans la galaxie Wu Ming, un auteur s’est particulièrement intéressé aux fantasmes de complot. Roberto, Wu Ming 1, a ainsi rédigé un livre fondamental pour qui s’intéresse aux graines néfastes semées par la rencontre entre théories conspis et diffusion accélérée par les réseaux sociaux : Q comme qomplot – comment les fantasmes de complot défendent le système (Lux). Essai fleuve, qui revient notamment sur les racines antisémites (toujours vivaces) du complotisme, le livre s’interroge aussi sur la déferlante Qanon aux États-Unis, ce mouvement d’extrême droite qui slalome entre théories sur les élites démocrates pédophiles voire pédocannibales (le fameux « pizzagate »), rejet du système et de la bureaucratie dans son ensemble (le « marais ») et paradoxale vision de Trump en sauveur de l’humanité. Wu Ming 1 y démontre également à quel point le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n’est en rien un outil efficace pour enrayer la marée. Si cette méthode de contre-argumentaire est lancée sans réflexion plus globale sur les causes de la cata-conspi, elle s’insère dans le manichéisme eux contre nous et les positions se crispent d’autant plus.
Wu Ming 1 a récemment prolongé Q comme qomplot d’un texte revigorant, intitulé Quelque chose de grave se passe dans le ciel. Il y aborde les théories fumeuses ayant fleuri en Italie après les fortes pluies qui ont dévasté une partie de l’Émilie-Romagne en mai 2023. En gros : un bimoteur survolant la région de manière erratique aurait volontairement déréglé le climat. Mais le terreau pour en arriver à ces conclusions délirantes a été posé par les responsables locaux, qui se sont enferrés dans le déni de leurs responsabilités, notamment concernant la surartificialisation des terres ayant favorisé les inondations. Pour le maire de Ravenne, ville qui « détient le record régional de consommation du sol [avec] un total de plus de 7 000 hectares de sol artificialisé », les responsables de la catastrophe étaient plutôt… les ragondins. Oui, ceux qu’on appelle aussi les « myocastors » auraient creusé trop de trous dans les berges. Original. Quant au dérèglement climatique ou à la coupe sauvage des forêts riveraines, personne de haut placé pour les pointer du doigt : « Les narrations détournantes sont venues du haut vers le bas », estime l’écrivain italien. Wu Ming 1 rappelle aussi un point important : les fantasmes de complot s’appuient généralement sur un « noyau de vérité ». Dans le cas des inondations en Émilie-Romagne, il y a notamment la technique d’« ensemencement des nuages » que l’armée américaine a tenté de mettre en place dès 1946, pour des résultats peu probants. Les bidasses ricains l’ont ainsi mobilisé contre les combattants communistes au Vietnam, dès le début des années 1960 : « L’US Air Force a dispersé à plus de 2 200 reprises de l’iodure d’argent dans les nuages dans l’espoir de prolonger la saison des moussons et ainsi saboter les efforts de guerre des forces nord-vietnamiennes. » Révélée par les Pentagon Papers dans les années 1970, l’info fait scandale. Et explique en partie la popularité des théories portant sur les chemtrails, ces traînées d’avion dans le ciel qui seraient le signe d’une intoxication chimique décidée en haut lieu. Dernier point, et non des moindres, que rappelle Wu Ming 2 lors de sa présentation : « Les narrations tramant les fantasmes de complot ont une vraie beauté – la beauté de ce qui est terrible, qui t’étonne ». Dit autrement par Wu Ming 1 dans son texte sur les inondations de 2023 : « Toute description de sombres complots secrets est belle en tant que “début” du terrible, quelque chose qui nous terrorise, mais que nous pouvons encore contempler ; et aucune stratégie ne pourra empêcher la capture, le détournement et le gaspillage d’énergie par les fantasmes de complot si elle ne tient pas compte de ces deux aspects : leurs noyaux de vérité et leur terrible beauté. »
Reprendre la main, reprendre la plume
Avant Wu Ming, il y avait donc Luther Blisset, qui s’est notamment spécialisé dans les canulars médiatiques. Wu Ming 2 explique qu’à l’époque il s’agissait de proposer une suite au « ne hais pas le média, deviens le média » propagé par les plateformes de diffusion des idées de gauche radicale telles qu’Indymédia. À savoir : « Quand les médias te mentent, tu peux contre-attaquer avec des contre-narrations séduisantes mais mensongères, avant de tout révéler au public. »
« Être plus intelligent n’est pas notre objectif. Ce qu’on veut, c’est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum »
Le canular le plus célèbre a été fabriqué par des adeptes de Luther Blisset dans le Latium, à partir de 1995. Le cœur de l’affaire : des supposés cas de satanisme impliquant messes noires gratinées et chasseurs de sorcières, sur la base de témoignages inventés. Une aubaine pour les médias locaux et nationaux qui ont relayé en grande pompe sans s’embarrasser de vérifications, avant que le collectif ne révèle la vérité et la tartufferie des médias avides d’histoires sanglantes. Leur objectif ? Opérer une « contre-information homéopathique ». Dont Wu Ming 1 décrivait ainsi le soubassement dans un entretien pour CQFD en 2021 : « À l’époque de Luther Blissett, nous sommes devenus les héros d’une histoire qui, une fois racontée, s’avérait beaucoup plus intéressante et plus attrayante que le fantasme de complot […] “Les gars ont berné les médias pendant un an avec une histoire inventée de secte satanique […]” Ça, c’est une putain d’histoire ! Et non seulement nous l’avons racontée, mais nous avons expliqué l’arrière-plan de chaque scène, et offert au public tous les outils nécessaires pour comprendre comment nous avions agi. Réenchantement et pensée critique, ensemble. » La période des canulars a ensuite laissé place à une autre forme d’intervention publique, elle aussi centrée sur ce doublon réenchantement/pensée critique : la création de fictions écrites. Wu Ming 2 explique que le passage à l’écriture s’est fait naturellement : « On racontait déjà des histoires, donc on a fini par se dire qu’on pouvait le faire aussi d’une façon littéraire, démythifier la figure de l’auteur. » Lors de la présentation, il explique que l’écriture collective et les réunions pour évaluer le travail de chacun sont la meilleure arme pour « vaincre les stéréotypes », ajoutant que la parodie est leur ennemie : « C’est un signe de faiblesse, qui consiste à dire “moi je suis plus intelligent que ça”. Or être plus intelligent n’est pas notre objectif. Ce qu’on veut, c’est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum. » En des temps rudes pour les imaginaires généreux, Wu Ming 2 refuse de céder au pessimisme. Oui, les narrations du capital en bande organisée et de l’extrême droite (notamment ce fantasme de complot meurtrier qu’est la théorie du grand remplacement) ont le vent en poupe, mais eux arrivent quand même à « réunir des communautés » : « Il y a encore beaucoup de lieux où l’on peut se retrouver, discuter, échanger des histoires, s’organiser, construire une réponse ». Selon lui, il faut que se multiplient et s’agrègent les voix discordantes refusant les récits faisandés servant le pouvoir. Ce que rappelait Wu Ming 1 dans son entretien à CQFD : « Ce travail ne peut plus être le rôle d’une pseudo-avant-garde, d’un petit groupe de “spécialistes” de la communication. Nous devons réfléchir à un imaginaire collectif et à une intelligence diffuse, ainsi que nous les avons vus à l’œuvre dans les grandes révoltes des dernières années : dans les soulèvements mondiaux de 2011, le mouvement contre la loi Travail en 2016, les Gilets jaunes en 2018, la longue défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes […] dans le mouvement NO TAV dans le val de Suse… Seuls des mouvements nouveaux […] peuvent prévenir les dérives individuelles puis tribales vers le complotisme. En s’appuyant sur les luttes anticapitalistes et sur les liens de solidarité pour combler l’espace laissé vacant par l’affaiblissement de la gauche, des syndicats et des bases politiques des mouvements, et que les fantasmes de complots occupent très facilement. » Vaste chantier. On s’y met ?
Émilien Bernard
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans CQFD, décembre 2024.
Dans Femmes pédagogues, Grégory Chambat met à l’honneur l’engagement des femmes dans les combats pédagogiques du XIXe siècle à nos jours, souvent restés dans l’ombre. Militantes féministes et révolutionnaires, elles se battent contre le conservatisme scolaire et inventent d’autres manières d’apprendre.
Aux grands hommes, les grandes œuvres pédagogiques : Célestin Freinet et sa pédagogie de rupture, Francisco Ferrer et sa pédagogie libertaire… L’histoire des combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste empreinte de sexisme. Dans Femmes pédagogues (Libertalia, 2024), l’enseignant et syndicaliste Grégory Chambat, revient sur des figures oubliées des luttes pédagogiques pourtant à l’avant-garde des combats pour une éducation révolutionnaire.
Prêcheuses de révolution
Au début du XIXe siècle, alors que l’école est surtout réservée aux garçons et que l’éducation des filles est le plus souvent religieuse, la révolution de 1848 déclenche un foisonnement d’idées et de pratiques nouvelles en matière d’éducation, notamment entre les genres. Dans son programme d’éducation, l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, très critique de l’école qu’elle qualifie de « casernement », pose les principes d’une éducation non genrée : il faut que « la femme, aussi bien que l’homme, soit élevée comme un être libre […]. Nous voulons que l’éducation ouvre librement à toutes comme à tous les carrières de l’industrie, de l’art et de la science ».
Visionnaire pour l’époque, cette conception de l’école est battue en brèche après le coup d’État de 1851, après lequel plus de 4 000 enseignant·es militant·es seront évincé·es de l’instruction publique. Deux enseignantes, Pauline Roland et Jeanne Deroin, paieront même le prix fort pour leur implication dans la révolution de 1848 : six mois de prison ferme. En signe de contre-révolution, le Parlement élève de 50 centimètres la « cloison séparative » qui scinde les salles de classe des écoles communales entre les filles d’un côté et les garçons de l’autre.
Malgré la répression, la remise en cause de l’ordre patriarcal continue pendant le Second Empire. Certaines femmes s’engagent dans l’éducation populaire et d’autres fondent des clubs pour s’instruire collectivement. Pendant la Commune, alors que des institutrices montent sur les barricades – à l’image de la glorieuse Louise Michel – aucune n’est conviée à la commission éducative créée dans la foulée. Cette dernière adopte, sans elles, la gratuité et la mixité à l’école.
« Les combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste empreints de sexisme »
Pour autant, les femmes pédagogues ne se découragent pas et s’engagent sur le terrain. L’institutrice Marie Manière ouvre un « atelier école » pour les filles. La militante Marie Verdure préfigure un projet de crèche laïque. Après la Semaine sanglante, nombre d’institutrices communardes sont condamnées, accusées par l’État d’avoir « usurpées dans les écoles les fonctions vénérées des sœurs de charité ».
Louise Michel est déportée en Kanaky : là-bas, elle fonde une école pour les enfants des banni·es. Plus tard, pendant son exil à Londres, elle ouvre une école anarchiste où parole et autorité sont partagées. Jusqu’à la fin de sa vie, elle conjuguera engagement révolutionnaire et enseignement, avec pour principe : « apprendre toujours, partager ce savoir, soulager la misère et pour cela prêcher la révolution ».
Après avoir maté la Commune, la IIIe République rétablit l’inégalité de salaires entre instituteurs et institutrices et cantonne les jeunes écolières de primaire « aux soins du ménage et aux ouvrages de femme »…
Vers l’avenir social
À la fin du XIXe siècle, alors que l’école est rendue laïque et obligatoire pour tous·tes, des femmes pédagogues continuent à faire vivre le flambeau d’une pédagogie libératrice, en dehors de l’école comme en son sein.
La militante et pédagogue libertaire Madeleine Vernet crée en 1906 l’Avenir social, un orphelinat fondé sur les principes d’un enseignement « intégral » : physique, manuel, intellectuel, artistique mais aussi social. « Nous les habituons à rendre de petits services, à utiliser leurs forces qui sont pour eux autant une distraction qu’un travail. » Critique de l’école de Jules Ferry, qui valorise chez les hommes la force et l’intelligence et qui « habitue la fillette à la vie passive, faite de docilité et de soumission », cet orphelinat mélange filles et garçons et leur donne les mêmes enseignements. Loin d’une expérience isolée, Vernet imagine un réseau d’orphelinats ouvriers proches des organisations militantes comme la CGT, auquel l’Avenir social est rattaché en 1912.
« Le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons »
À la même période, des enseignantes comme Josette Cornec s’engagent dans le syndicalisme révolutionnaire. Alors que les syndicats enseignants sont interdits, elle participe à la création du syndicat du Finistère, proche du mouvement ouvrier qu’il soutient dans les grèves. Féministe, le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons. Cornec critique cependant le « rôle effacé que les femmes jouent dans [ce] syndicat » et participe à la création de comités féministes où « les institutrices syndiquées s’y instruiront, s’y éduqueront mutuellement ».
Contre l’ignorance, des femmes libres
Alors que le temps des révolutions s’achève en France, c’est du côté de la Révolution espagnole de 1936 que l’étincelle pédagogique reprend vigueur. Les Mujeres Libres, nom d’une revue féministe qui milite pour l’enseignement des femmes, devient le nom d’un groupe féministe très engagé dans la révolution. D’après elles, les femmes souffrent d’un « triple esclavage : l’ignorance, la condition de productrice et de femelle ». Pour pallier l’ignorance – 60 % des femmes espagnoles ne savent ni lire ni écrire – les Mujeres Libres réquisitionnent des locaux et y tiennent des cours. Chaque groupe, en ville où à la campagne, se doit de créer un centre d’éducation « afin qu’il ne reste pas une seule campagne qui ne sache lire et écrire ». Au 65e jour de la révolution, preuve que l’auto-éducation des femmes fait œuvre de révolution, les Mujeres Libres « ne se contentent plus d’alphabétiser mais éduquent et forment politiquement des milliers de femmes ».
Au cours du XXe, d’autres figures, comme Rosa Luxemburg et son école du socialisme, ou Germaine Tillion et son action éducative anticoloniale pendant la guerre d’Algérie, ont marqué l’histoire de la pédagogie. Mais très souvent le pouvoir a guetté et réprimé ces femmes qui cherchaient à libérer l’enseignement des logiques de classe et de genre.
S’il n’est aujourd’hui plus question de séparer filles et garçons, l’enseignement vise rarement à rendre les rapports entre les genres égaux. Seul 15 % des élèves ont des cours d’éducation sexuelle et les tentatives pour généraliser son enseignement se heurtent souvent au camp réactionnaire. Dernier exemple en date : le syndicat Parents vigilants et le Syndicat de la famille y déplorent, dans une pétition publiée ce mois-ci au JDD, « l’idéologie du genre » et « l’influence woke »...
Étienne Jallot
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Anticapitaliste, le 28 mai 2025.
Avec ce volume qui comprend 15 entretiens réalisés en 2023 et en 2024, avant et après le 7-Octobre, Martin Barzilai poursuit son œuvre commencée en 2017 avec Refuzniks. Dire non à l’armée en Israël (Libertalia).
« Celles et ceux que j’ai pu rencontrer au début de mon travail en 2008 et 2009 ont parfois quitté le pays, dégoûtés. D’autres continuent de lutter tant bien que mal », écrit-il aujourd’hui dans son avant-propos. Car depuis un an et demi « ceux qui refusent s’exposent plus que jamais à l’ostracisme ».
Une dissidence ostracisée
À contre-courant d’un consensus militariste constitutif d’un État israélien construit sur la force des armes, dans cet ouvrage photographique et documentaire, Martin Barzilai donne la parole à celles et ceux qui refusent de servir dans l’armée. En petit nombre, marginaliséEs, exposéEs à l’isolement ou à la prison, ces jeunes que l’on appelle « refuzniks » s’opposent à une société qui érige le service militaire en norme civique et morale.
En quinze portraits sensibles, composés de photographies et de récits, Nous refusons met en lumière une dissidence qui fait l’objet d’une omerta générale dans la société israélienne. Chaque trajectoire est singulière : certainEs dénoncent l’occupation, d’autres rejettent plus largement la structure raciste de l’État ou refusent d’être les rouages d’un appareil militaire oppressif. Dans tous les cas, il s’agit d’une rupture avec la logique d’un État fondé sur la domination.
Des voix précieuses
Préfacé par le cinéaste Eyal Sivan, Nous refusons restitue avec rigueur, pudeur et justesse les visages d’une rupture minoritaire – qui n’est pas toujours dénuée de contradictions. Ces refus sont parfois discrets et douloureux. L’engagement qu’ils supposent est immense compte tenu des conséquences sociales, familiales et judiciaires.
Cette dissidence marginale ne peut à elle seule dessiner des perspectives de justice pour la Palestine – et rien ne laisse présager aujourd’hui qu’elle puisse s’élargir sans un bouleversement extérieur. Mais en temps de guerre totale où toute critique de l’armée devient suspecte, ces voix sont précieuses.
Olivier Lek Lafferrière
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié dans Libération n° 13599 du 29 mars 2025.
Saviez-vous qu’en 1953 la commission responsable des manuels scolaires pour l’État de l’Indiana a tenté d’interdire en bibliothèque les livres traitant de Robin des bois au motif que ceux-ci diffuseraient des « idées communistes » ? Et que, quatre ans plus tard, Ayn Rand, une des théoriciennes du libertarianisme, a mis en scène dans son roman La Grève un entrepreneur qui, pour résister à l’administration fédérale et à un État-providence assimilé à une forme de collectivisme soviétique, organisait l’attaque des convois maritimes d’assistance à l’Europe, afin de redistribuer aux patrons américains spoliés par les impôts sur le revenu ? Le hors-la-loi de Sherwood prenait aux riches pour donner aux pauvres. « Eh bien moi, dit l’entrepreneur, je prends aux pauvres et je donne aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. » On est loin des « opérations Robin des bois » de la fédération mines et énergie de la CGT qui, en 2004, visait au « rétablissement du courant dans les foyers privés d’électricité en raison de factures impayées » ! Un point commun pourtant à Ayn Rand et à la CGT : la référence à Robin des bois. Dans ce petit livre alerte et très informé, trois spécialistes du médiévalisme nous prouvent que l’étude des formes contemporaines du Moyen Âge est aussi une façon originale de saisir les enjeux politiques et sociaux d’époque qui, pour mieux se comprendre elle-même, ont dû faire le détour par la forêt de Sherwood.
S. V.
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié sur En attendant Nadeau, le 18 février 2025.
Publiée en édition bilingue (arabe/français), Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza prolonge une dynamique éditoriale qui a vu paraître plusieurs anthologies de poésie palestinienne ces dernières années. Son titre prend appui sur un vers du désormais célèbre poème « Si je dois mourir » du poète gazaoui Refaat Elareer, assassiné par une frappe israélienne en décembre 2023. À l’heure où Gaza tente de survivre au milieu des massacres, des arrestations et des destructions, cette anthologie restitue le souffle d’une terre où poésie rime toujours avec présence et résilience.
La dernière décennie a montré la preuve d’un intérêt indéniable pour cette poésie et d’une dynamique de traduction qui se confirme également au niveau des recueils individuels. Parmi ces publications, on peut citer notamment l’anthologie bilingue Interludes poétiques de Palestine (Le Temps des Cerises/Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 2019), l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui d’Abdellatif Laâbi (Seuil, coll. « Points », 2022) ou plus récemment Le cri de Gaza. 19 poètes de Gaza et de Palestine (Le Merle moqueur, 2024).
Dans sa préface à ce volume, la traductrice, Nada Yafi, rappelle que « la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie ». Soulignant la diversité des profils et des voix poétiques de Gaza, Yafi note à quel point le territoire palestinien est devenu emblématique de la Palestine et indissociable d’une poésie se lisant désormais comme « un message qui transcende la mort ».
Les poèmes du recueil sont divisés en deux parties : ceux écrits après l’offensive israélienne consécutive à l’attaque du 7 octobre 2023 et où se lit, dans un style percutant et incisif, la violence inouïe de la guerre ; et ceux antérieurs à cette date, invitant à penser le vécu des gazaouis au-delà de l’actualité immédiate, tout en révélant de troublantes résonances avec les récents événements. Ce faisant, cette répartition traduit en elle-même l’intrication, aujourd’hui incontournable, de la poésie et de l’histoire dans le contexte palestinien.
Recueillis sur Internet ou issus d’une anthologie publiée en arabe en 2022 sous le titre de Gaza terre de poésie, les poèmes des deux parties donnent un aperçu éclatant des tourments qui fondent l’écriture poétique à Gaza, territoire soumis à des années de blocus et de restrictions. Comme pour dire ce que lui doit cette génération de jeunes poètes confrontés à la violence sous toutes ses formes, l’anthologie prend pour épigraphe « Mohammad », un poème de Mahmoud Darwich, avec cette question qui interpelle d’emblée le lecteur :
Combien de fois encore naîtra sous ce prénom
Un enfant à qui manque un pays
À qui manque
Un rendez-vous avec l’enfance ?
La première partie du recueil est marquée par l’acharnement à dire l’existence gazaouie. Hiba Abu Nada, qui fait partie des nombreux poètes tués par les bombardements israéliens, écrit en écho à un autre poème de Darwich : « Nous ne sommes pas de simples passants ». Chaque poème se lit donc comme une énième preuve de vie, un cri retentissant contre l’annihilation et l’oubli. Qu’ils implorent les cieux, personnifient la guerre ou mettent en scène des dialogues empreints d’angoisse et de confusion, les poètes de Gaza s’emploient à restituer la vie sous les bombes, souvent dans des images saisissantes et décalées, traduisant le bouleversement radical de leur quotidien. Ainsi, Neeamat Hassan écrit qu’être mère à Gaza revient à « faire du pain frais grâce au sel de ses yeux ». Bissane Abdel Rahim, quant à elle, traduit l’idée d’un dérèglement temporel indissociable de la mémoire et de l’écriture : « Aujourd’hui c’est hier / Hier est le prolongement d’une ancienne douleur / Je ne veux pas être écrivaine ».
Parfois, la poésie laisse place au journal de bord (Ahmed Mortaja) ou au texte de circonstance (Haïdar Al Ghazali). Le premier se définit « non pas comme un poète mais comme un homme ordinaire que le choc avec la réalité pousse à écrire, avec dérision », tandis que le second prépare ses souvenirs et ses rêves à « devenir cette petite ligne brève, ou ce simple numéro dans un dossier ». Avec la même énergie, chaque poème semble anticiper les massacres à venir et figurer l’apprentissage de la douleur née des traumatismes successifs.
Confrontée chaque jour à « la clameur de la mort », la poésie gazaouie glisse parfois vers le domaine de l’imaginaire, une manière de franchir les obstacles et de repousser les frontières. Si Amira Hamdane rêve de sillonner le monde, libérée de « toutes les spéculations rationnelles et terrestres », Fidaa Ziyad puise dans l’imaginaire de trois enfants qui rêvent d’une réincarnation pour échapper aux bombardements.
Pour autant, cette poésie écrasée par le présent fait toujours preuve d’une grande lucidité politique : « Pas un législateur, pas un dirigeant, d’Orient ni d’Occident / Qui ait pu essuyer ton front, Gaza, de toute cette mort », constate Yahya Achour. Dans le vaste cimetière de Gaza, Mona Al Masdar évoque les martyrs qui s’envolent vers le ciel pour « dissiper la gangrène de l’exode / Et le mensonge des corridors sécurisés ».
D’un poème à l’autre, la langue s’impose comme l’outil fondamental d’une réinterprétation du réel. Ainsi, dans « Conjonction de coordination » (« Waw al atf » en arabe), Maryam Qosh exploite la polysémie du mot arabe « atf », qui veut dire à la fois coordination et compassion, pour mettre en exergue la logique cumulative des massacres :
Avec les noms des martyrs, il y a toujours un « et »
Est tombé en martyr un tel et son père et sa mère et
Ses enfants et son quartier d’habitation
Et ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaient
Ainsi va
L’interminable coordination.
La première partie de l’anthologie révèle progressivement une forme de lassitude face à la mort qui se répète à l’infini : « Peu nous importe désormais que quiconque nous aime / Nous sommes fatigués des paroles dites et du non-dit », conclut Samer Abu Hawwash.
Dans la deuxième partie, consacrée aux poèmes d’avant le 7 octobre 2023, le lecteur perçoit la profondeur historique du désastre palestinien. Comme souvent dans la poésie palestinienne, le questionnement est le mode privilégié pour dire le désarroi : « Qui pourrait éteindre la guerre en moi / Et me prêter un peu d’oubli / Trouver une autre définition / À ma nuit / À toute cette insomnie rebelle / Sous les décombres », s’interroge Al Masdar. De son côté, Hind Joudah se demande : « Qui fera signe à la ville qui bâille, toute somnolente encore / Sans porter sa main blessée à la bouche, dans l’espoir / de vivre un matin ordinaire ». Enfin, Anis Ghoneima renchérit : « Qui pourrait rechercher dans les cendres de mon âme / Pour l’enterrer avec les miens ? »
Le retour incessant de la guerre impose un travail de méditation sur le sens et les repères de la vie quotidienne. Si le temps « se suicide » ou « se compte en martyrs » (Nasser Rabah) et que « les cieux se rétrécissent dans la main du chagrin » (Mohammed Teyssir), « les chiffres sont le cauchemar du réveil » (Doha Al Kahlout) et la survie relève presque toujours du miracle, voire du mensonge.
Rares sont les voix qui s’aventurent à penser la fin des guerres, à imaginer, comme le fait Ahmad Al Souq, un grand restaurant ou un bal pour effacer la violence et mesurer l’indifférence du monde. Toujours est-il que les poètes gazaouis redoublent d’efforts pour préserver les mémoires aussi bien intimes que collectives des tensions qui les menacent. Ainsi, Hiba Sabri compare les vies qui s’entrechoquent dans sa tête, Amal Abou Qamar voit en la mort « une lutte entre des choses vidées de leur vérité », tandis que Hisham Abou Asaker devance la Faucheuse en préparant son testament « avec l’assurance d’un défunt / qui décide de son propre sort ». Si Mosab Abu Toha rend hommage à son grand-père, mémoire vivante d’un retour sans cesse reporté, Fatima Mahmoud Ahmad brosse le portrait d’un « mystérieux jeune homme du mois de mai » dont l’apparition incarne la promesse d’une libération à venir.
Là encore, l’imaginaire et le rêve volent souvent au secours des poètes. Abandonnant toute tentative de compréhension des événements, Mohammed Shaqfa songe « à la manière dont [il] pourrai[t] se transformer en botte de foin ». Muhannad Younès, quant à lui, s’invente « une famille éphémère » le temps d’un trajet en taxi. La poésie gazaouie est presque toujours travaillée par la question du déplacement, elle interroge souvent la possibilité d’une transformation symbolique ou d’un élan libérateur par les mots.
Chacun et chacune à sa manière, les poétesses et les poètes de Gaza apprennent à lire « les petites misères » sur le visage des survivants (Marwa Attiya), à saisir « le cri du silence » (Elena Ahmed) ou à constater la diminution des corps et l’accélération de l’isolement : « Entre le monde et moi », écrit Mohammed Awad, « il y a comme une barrière que les mots ne traversent pas ». Dans le même registre, Rawan Hussein rajoute : « Si j’avais une vraie langue, / J’aurais mastiqué la vérité / Et l’aurais recrachée au visage de la vergogne désorientée ».
Pris à témoin des souffrances palestiniennes, le lecteur est sommé d’ouvrir les yeux sur une résilience demeurée intacte malgré les épreuves, à l’image de cette invitation lancée par Adham Al Aqqad : « Viens nous voir comme nous sommes, défier en riant le fouet cinglant notre sang chaud sur la croix et la religion futile de l’humanité ». Tantôt combative et iconoclaste, tantôt rêveuse et indocile, la poésie gazaouie refuse la fatalité et s’évertue à creuser des sillons au cœur du drame.
Une traversée de la partie arabophone du recueil permet d’éprouver encore davantage la force désarmante de cette poésie arrachée aux affres de la douleur. La langue arabe, avec sa richesse sémantique et ses variations phonétiques, éclaire l’expérience profonde de chaque poète. Ce qui frappe le plus dans les versions originales des poèmes, c’est l’extrême diversité des registres poétiques et la malléabilité d’une langue qui encadre le vécu et prend en charge la douleur, comme pour adoucir la solitude des poètes livrés à eux-mêmes. On referme cette anthologie avec le sentiment d’avoir traversé un champ de ruines et côtoyé des âmes vibrantes de courage et de foi en ce que peut la poésie en Palestine. Dans sa postface, l’écrivain palestinien Karim Kattan écrit que « tout est piètre et lamentable après avoir écouté parler les poètes de Gaza ».
Que faire donc après avoir accueilli, l’espace de quelques pages, le souffle de ces poèmes sauvés du chaos ? Pour Kattan, il faut cultiver le silence du rêve, puiser dans les souvenirs pour ressusciter les paysages perdus et préserver les choses précieuses qui résonnent dans la poésie de Gaza. Ces poèmes, nous dit Kattan, sont « des appels à la reconnaissance ». Il faut continuer d’écouter les poètes de Gaza, accepter d’être hantés par leurs blessures et leurs deuils, faire l’effort quotidien de « leur rendre à chacun l’honneur qu’ils méritent ». Tel est donc le pacte de lecture que propose cette anthologie : un devoir d’écoute attentive et responsable pour comprendre que Gaza est, et restera malgré tout, une terre de poésie.
Khalid Lyamlahy