Le blog des éditions Libertalia

Un court moment révolutionnaire dans Alternative libertaire

mardi 2 janvier 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Un court moment révolutionnaire , recension dans le mensuel Alternative libertaire, décembre 2017.

En 1920, au congrès de Tours, le Parti socialiste se brise en deux. La majorité, inspirée par la Révolution russe, devient la section française de l’Internationale communiste. La minorité, derrière Léon Blum, conserve le nom de Parti socialiste. La scission est consommée.
Il y a pourtant bien des incertitudes sur l’identité de ce tout jeune PC, formation pluraliste qui ne ressemble alors en rien au parti stalinien monolithique qu’il sera dix ans plus tard. Sa direction est entre les mains de parlementaires ex-socialistes, sociaux-chauvins de l’avant-veille aspirant à se refaire une virginité sous le drapeau de Lénine. Mais on y trouve également de vrais internationalistes qui ont résisté à la guerre, comme Fernand Loriot et Boris Souvarine. Bientôt, ils recevront l’appui de syndicalistes révolutionnaires et d’anciens anarchistes, comme Pierre Monatte. Pendant quatre ans, ces tendances très différentes se déchirent sur la ligne politique et le mode de fonctionnement du parti… mais aucune ne se montre très pressée de se convertir au bolchevisme que Moscou essaie de leur inculquer à coups de missives comminatoires.
Julien Chuzeville raconte cette enfance malheureuse du Parti communiste, qui n’eut rien d’héroïque, bien au contraire : en proie à des forces centrifuges, dans un contexte de fort reflux des luttes ouvrières, sous les coups de badine incessants de Moscou. Le parti ne survivra qu’au prix d’un raidissement autoritaire, en systématisant les exclusions collectives et la langue de bois pseudo-léniniste. Résultat : une fuite massive des adhérentes et adhérents, et leur remplacement par des recrues nettement moins nombreuses mais beaucoup plus disciplinées.
De ce livre fouillé, on regrettera deux lacunes. Primo, des protagonistes à peine esquissés : Marthe Bigot, Amédée Dunois, Pierre Monatte, Boris Souvarine, Fernand Loriot ou le « capitaine Treint » étaient de vraies personnalités, qui auraient mérité d’être davantage incarnées. Secundo, une focalisation sur les débats internes du PCF sans illustration de contexte. Ainsi, le livre ne dit quasiment rien des luttes syndicales et politiques des années 1920-1922, du rôle qu’y jouent les communistes, et de la détérioration de leurs rapports avec les socialistes et les anarchistes. Pourtant, tout cela joue nécessairement un rôle dans la mutation du PCF. À titre d’exemple, la lutte acharnée – et parfois sanglante – contre les « anarcho-syndicalistes » dans la CGTU encouragera, au sein du PCF, un sectarisme et un usage de la calomnie à des niveaux jusqu’alors inconnus dans le mouvement ouvrier français… mais caractéristiques du stalinisme en gestation.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

Le Havre la rebelle sur le site Danactu-Résistance

mardi 2 janvier 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le Havre la rebelle sur le site Danactu-Résistance, 31 décembre 2017.

Cette année fut marquée par les cinq cents ans de la ville dont le maire devint aussi Premier ministre. Les diverses festivités manquaient d’un point de vue alternatif, une grosse lacune que ce livre vient combler. La ville a une histoire populaire forte et déjà ancienne bien documentée par de nombreux auteurs et une préface de Jean-Pierre Levaray que nos lecteurs les plus anciens connaissent bien. Dans cette ville dont l’histoire fut, et demeure, marquée par son port, a souvent flotté un air d’insoumission qui ne pouvait que nous plaire. Insoumission et rébellion, cela ne pouvait offrir qu’un livre contrasté. Nous avons fait le choix de ne retenir que le meilleur.
D’abord la grande qualité de l’ensemble de photographies, noir et blanc et couleurs qui illustrent ces deux cents pages. Une ville, ce sont d’abord des lieux, des lieux de travail, des lieux de luttes, de résistance aux ravages du capitalisme prédateur ! Une ville c’est aussi la culture, elle tient une belle place dans cette ville et donc dans ce livre. Rock and roll et cinéma. Et quand on pense au Havre, on pense au magnifique film signé par Aki Kaurismäki, avec Wilms et Darroussin. Un des plus beaux films de l’auteur. Et dans ce film attachant, on trouve le Bob, le Little Bob, personnage incontournable de cette ville que l’on ne peut résumer à des conflits syndicaux. Sans doute les plus belles pages de ce livre, l’entretien entre Little Bob et Jean-Pierre Levaray, entretien dans un bar, des lieux bien vivants dans cette ville.
Un beau portrait d’une ville qui a beaucoup lutté comme Nantes, Saint-Nazaire ou Toulouse et tant d’autres. Le cinéma, le rock and roll et les résistances ne meurent jamais.

Dan29000

Refuzniks sur lundi.am

jeudi 21 décembre 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur lundi.am le 11 décembre 2017

Une fois n’est pas coutume, les éditions Libertalia publient ce que les libraires appellent un « beau livre » (à prix plutôt modeste : 20 €, pour ce type d’objet), en l’occurrence un livre de photos à reliure cartonnée publié « avec le soutien d’Amnesty international ». Il s’agit des portraits de quarante-sept réfractaires (que l’on appelle là-bas des « refuzniks ») à la conscription obligatoire en Israël, accompagnés de brèves biographies. Le refus de servir dans l’armée est un phénomène relativement peu connu, même si, d’après Edo Ramon, 19 ans, rencontré en 2016 par Martin Barzilai, « dix-huit mille personnes […] passent par la prison militaire chaque année. » C’est-à-dire à peu près 10 % des effectifs de l’armée israélienne.

En transcrivant le sous-titre de ce livre, j’ai failli taper : « Dire non à Israël », tant cet État semble se confondre avec son armée. Vu de France, pays où la conscription a été définitivement supprimée en 2001 (ce qui ne manque pas d’être paradoxal, tant cette année-là marque aussi le début d’un nouveau réarmement moral et matériel de l’Occident, toujours pas terminé à ce jour), ce service militaire obligatoire pour tou·te·s pourrait sembler quelque peu exotique, voire désuet. Mais Israël occupe des parties toujours plus grandes des territoires palestiniens, mais Israël implante des colonies dans ces mêmes territoires, mais Israël spolie et opprime leurs habitant·e·s selon la loi du plus fort, et ni des murs de séparation, ni le déploiement de toute une technologie de la répression parmi les plus avancées au monde, ni même une armée professionnalisée et surarmée ne pourraient suffire à maintenir cet état de fait. Il y faut encore le consentement, sinon la participation active, d’une majorité de la population civile du pays, et celui-ci est obtenu, entre autres, par la militarisation des esprits dès le plus jeune âge. « Les Israéliens sont enrôlés à l’âge de 18 ans, pour un service de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes, à l’exception des Arabes israéliens (18 % de la population) […] » (Introduction, p. 15.) C’est moi qui souligne ce qui me semble être l’indice d’une politique qui se sait raciste. Sinon, pourquoi exempter les Arabes israéliens ? À l’évidence, il serait plus difficile d’obtenir leur participation volontaire au maintien des Palestinien·ne·s dans des ghettos qui rappellent furieusement les bantoustans de l’apartheid (c’est-à-dire privés de toute possibilité d’autonomie véritable). « L’armée d’Israël, dit Eyal Sivan dans sa préface, fait partie intégrante de l’identité intime et collective de chaque Israélien et de chaque Israélienne. C’est ainsi qu’en hébreu, le numéro d’identifiant militaire est appelé tout simplement « numéro personnel » (« mispar ishi ») et que celui-ci prime sur le numéro de carte d’identité nationale. Tous les Juifs et les Juives israéliens connaissent par cœur leur numéro personnel, même bien des années après avoir fini leur service militaire […]. Ne pas faire l’armée, ne pas avoir de numéro personnel et ne pas appartenir à une génération identifiée par son label guerrier [la ou les guerres et opérations de répression auxquelles elle a participé] signifie qu’on n’a pas passé le rituel d’initiation collective pour devenir un·e Israélien·ne à part entière. […] C’est ainsi que les Palestiniens citoyens d’Israël, tout comme les Juifs religieux ultra-orthodoxes – que l’État n’appelle pas sous le drapeau – se retrouvent automatiquement aux marges de la société. »
C’est pourquoi refuser de servir ne va pas de soi. Plusieurs de ces refuzniks disent que cela fut la décision la plus importante de leur vie. Plusieurs également racontent qu’ils ont dû la prendre seul·e·s envers et contre l’avis de leurs proches et de leur famille. Cette décision signifiait pour elles, pour eux, des périodes plus ou moins longues de prison, parfois à l’isolement, et une mise au ban de la société – du moins pour celles et ceux qui ne disposaient pas des réseaux nécessaires pour se « réinsérer ». Tou·te·s n’en demeurent pas moins très conscients de leur « privilège blanc » : même s’ils doivent passer par des moments difficiles auxquels rien ne les avait préparés, ils et elles sont conscient·e·s que la vie est bien plus dure pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie et de Gaza – quand l’armée, justement, ne les tue pas lors d’une opération de « représailles » ou simplement à un checkpoint ou encore pour s’être trop approché d’une limite de colonie. « C’est bien plus facile de vivre en prison que de vivre en Palestine », dit Efi Brenner (18 ans en 2009). Gadi Elgazi, un « ancien » refuznik (55 ans en 2016), rappelle que « la dernière fois que ce pays a combattu contre une armée régulière, c’était en 1973 ». Et il poursuit : « Depuis, nous ne pratiquons plus le type de guerre classique européenne imaginée au XVIIe siècle : avec la déclaration de guerre, le déclenchement des hostilités, les ambassadeurs qui rentrent chez eux, des batailles entre armées, la reddition d’un des belligérants et enfin la célébration de la paix. Les guerres coloniales sont différentes, elles sont comme des vagues : il n’y a ni début ni fin. La plupart des tués sont des civils et c’est toute la société qui en paye le prix. Dans ce cas, les différences entre guerre et paix s’estompent. Il y a une oscillation constante. Ces “petites guerres” ne finissent jamais car il s’agit de briser l’esprit d’un peuple. Il s’agit forcément d’une guerre totale. »
C’est de cette réalité qu’ont pris conscience beaucoup de refuzniks – même si certains s’en tiennent à un pacifisme plus « général », simplement basé sur la non-violence et le refus de porter une arme. Beaucoup déclarent qu’ils ou elles auraient été prêt·e·s à défendre Israël contre des agressions extérieures. Par contre, lorsqu’ils découvrent la situation des territoires occupés et comment l’armée se comporte contre les gens là-bas, ils refusent de servir. Souvent, ils disent avoir mis du temps à comprendre : « Il a fallu un processus d’un an pour prendre pleinement conscience de tout cela. J’ai lu énormément de livres sur les relations entre les Arabes et les Juifs. Tous ces thèmes que l’on n’étudie pas à l’école. Il y a huit millions de personnes en Israël, dont six millions de Juifs. Il y a 1,7 million de Palestiniens israéliens. À Gaza il y a 1,7 million d’habitants. Et en Cisjordanie, 2,5 millions. Ces chiffres suffisent à prendre conscience de la dimension du problème, même si personne ne les évoque. » David Zonsheine, 43 ans, ingénieur, dit aussi : « Nous ne sécurisons pas Israël. Ce que nous faisons est différent : nous contrôlons d’autres êtres humains. » Et il ajoute : « De l’an 2000 à aujourd’hui [2016], il y a eu environ 10 000 victimes chez les Palestiniens. »
Un autre point commun entre beaucoup de ces refuzniks, c’est que soit dans leur jeunesse, soit plus tard au cours de leurs études ou en allant manifester contre le mur de séparation, par exemple, ils ou elles ont connu et ont noué des amitiés avec des Palestinien·ne·s. « Cela m’a permis, dit par exemple Gilad Halpern (34 ans en 2016), de “réhumaniser le conflit”. En Israël, les médias et les politiciens perpétuent le conflit en déshumanisant l’autre, tandis qu’il n’y a plus d’interactions entre les populations. » Ainsi, dit Taïr Kaminer (19 ans en 2016), « les Israéliens arrivent à se convaincre eux-mêmes qu’il n’y a pas d’alternative à la guerre. […] Au sujet des checkpoints, l’argument est le même : “Nous n’avons pas le choix, ils nous poignardent dans la rue.” Cela fait partie de la problématique générale de ce pays, tout est relié à la peur. » Meir Amor (61 ans en 2016) confirme : « À l’heure actuelle, la société israélienne ne veut pas la paix. Parce que cela signifierait une transformation structurelle majeure : il faudrait traiter les Palestiniens d’Israël comme des citoyens à part entière, partager les terres et surtout changer la politique économique de la guerre en une politique économique de la paix. » La détermination et la lucidité des refuzniks n’en sont que plus remarquables. « Finalement, dit Oren Ziv (30 ans en 2016), je ne voyais pas de différence entre être sur un checkpoint en Cisjordanie et être assis dans un bureau à coller des timbres. C’est un seul et même système. Ma prise de conscience a exigé du temps, mais je suis convaincu que faire des photos pour l’armée à des fins de propagande est pire que d’être envoyé à un checkpoint. Cela correspond à une analyse de classe. Beaucoup de gens issus de familles pauvres sont envoyés dans la police des frontières. Et les gens comme moi vont dans les unités de haute technologie. » On terminera cet aperçu par un extrait de la présentation de Yuval Oron (20 ans en 2009), qui a fait plusieurs séjours en prison militaire, dans un contexte plutôt difficile parce que c’était durant une attaque contre Gaza : « Si c’était à refaire je ne suis pas certain que je le referais. J’ai été puni et pourtant je ne crois pas que je le méritais. D’une certaine façon, c’est jouer le jeu de l’armée que d’accepter d’aller en prison. Bien entendu, nous avons utilisé notre enfermement pour faire parler de l’occupation des territoires. Disons que c’est une bonne façon de se battre mais il y en a peut-être de meilleures… »

À l’approche des fêtes de fin d’année, et si vous devez sacrifier au rituel des cadeaux, en voici donc un excellent pour qui ne connaîtrait pas bien la situation en Israël, qu’il ou elle pourra découvrir à travers ce qu’en disent ces personnes confrontées à un problème bien concret, celui d’accepter, ou non, de servir dans une armée d’occupation.

Un court moment révolutionnaire dans La Révolution prolétarienne

jeudi 21 décembre 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans La Révolution prolétarienne (décembre 2017).

Julien Chuzeville poursuit son travail d’historien du mouvement ouvrier sur la période de la Première Guerre mondiale et des premières années du PCF, avant sa rapide « bolchevisation » qui fut à l’origine de la fondation de notre revue. Il remet à leur juste (et importante) place des militants comme Fernand Loriot et Pierre Monatte, sait contextualiser les dynamiques et les choix et se placer dans les logiques des générations militantes de l’époque : dégoût de l’Union sacrée, besoin de retrouver la lutte de classe avec des perspectives socialistes révolutionnaires, dépassement des clivages d’avant-guerre dans une période de remontée des mobilisations, sentiment d’urgence, d’imminence des possibilités anticapitalistes, besoin de refondation d’organisations de lutte débarrassées de la collaboration avec l’État et la bourgeoisie, solidarités forgées ou renforcées dans la répression politique, etc.
La guerre avait quasiment tout emporté, la faillite avait été quasiment totale : le socialisme international et même une bonne partie des anarchistes avaient sombré. C’est grâce au syndicalisme révolutionnaire que la flamme internationaliste a survécu et, avec notamment le Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI) devenu après-guerre Comité de la IIIe Internationale, qui a initié un redressement du mouvement ouvrier. La scission au Congrès de Tours « était, en fait inévitable. Les débats sur l’attitude à adopter face à cette guerre longue et particulièrement meurtrière […], puis l’attitude face à la situation perçue comme révolutionnaire en Europe, avaient rendu la scission déjà effective dans les esprits ».
Si la séparation entre PS et PC devait par la suite diviser la gauche pour plusieurs décennies, les deux organisations étant actuellement en piteux état, il ne faut pas faire d’anachronisme : « Loin d’être considérée comme une rupture avec le socialisme, la transformation en SFIC est vue comme la réaffirmation d’un socialisme plus authentique. » La « bolchevisation » n’était pas encore passée par là.
Les militantes féministes passèrent toutes au PC, nombre d’entre elles devaient d’ailleurs écrire bientôt dans La RP. De nombreux syndicalistes révolutionnaires rejoignirent aussi le parti, dans une recomposition sur des clivages révélés par la guerre. Pourtant, le dynamique PC fondé ne décollait pas. Julien Chuzeville considère qu’il avait tort d’affirmer la révolution imminente alors qu’après 1921 les luttes sociales refluèrent, créant ainsi un désarroi sur le long terme. La rapidité de sa dégénérescence s’en expliquerait : « Comprenant mal les causes de son recul, le PC cherche à y pallier par des mesures internes qui non seulement n’arrangeront rien, mais même accentueront le problème. Cette situation facilite la progressive mise sous contrôle par l’IC et l’instauration d’un appareil de direction bureaucratique aux ordres de, et payé par Moscou. C’est un cercle vicieux : l’instabilité interne du PC renforce la mise sous tutelle par le Komintern, et cette dernière crée de nouvelles tensions au sein du parti. »
Alors que les militants zimmerwaldiens avaient été les pionniers du ralliement de la SFIO à la Nouvelle Internationale, « les anciens du CRRI sont particulièrement présents dans les rangs oppositionnels, ils quittent le parti ou en sont exclus principalement entre 1924 et 1927 ». Après l’exclusion de Monatte et Rosmer, le PC est déjà un autre parti, aux ordres de la bureaucratie de Zinoviev, prêt à passer au stalinisme en germe.
Ici comme régulièrement, les éditions Libertalia sortent un livre tout à fait bienvenu sur le fond et sur la forme, d’un rapport qualité-prix devenu rare.

Stéphane Julien

Blues et féminisme noir dans Jeune Afrique

dimanche 10 décembre 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Jeune Afrique, n° 2969 du 3 au 9 décembre 2017

Chanter la révolte

Aux États-Unis, au début du XXe siècle, des artistes noires ont chanté un blues qui s’attaquait directement au racisme, mais aussi au patriarcat et à la bourgeoisie noire. La militante Angela Davis a analysé ce mouvement dans un livre paru en 1998, aujourd’hui traduit en français.

Blues et féminisme noir est d’abord paru en anglais, en 1998. Angela Davis, 73 ans aujourd’hui, professeure de philosophie, militante communiste africaine-américaine, y observe comment les blueswomen, et plus précisément deux d’entre elles, Gertrude « Ma » Rainey et Bessie Smith, se sont opposées à l’oppression à travers leur musique. La première, surnommée la « Mère du blues », est née en 1886. Elle commence sa carrière à 14 ans, dans le Sud raciste. Elle n’a qu’une génération d’écart avec l’abolition de l’esclavage. La seconde, née en 1894, est appelée à devenir l’une des principales figures de Harlem, capitale culturelle de l’Amérique noire. Down Harted, son premier disque, sort en 1923. L’album est aussi le premier disque d’un artiste noir de Columbia et un premier succès populaire, se vendant à plus de 750 000 copies dès sa sortie…
L’étude de Davis s’ouvre sur le thème de la sexualité, abordée sans ambages par les deux artistes. « Un des éléments les plus flagrants distinguant le blues des cultures musicales dominantes de cette époque est son imagerie sexuelle », écrit-elle. Rainey et Smith célèbrent en effet le désir féminin sur un ton volontiers provocateur. Leur discours rompt franchement avec la période de l’esclavage, où la privation de liberté et la violence s’étendaient jusque dans la vie intime des Noirs. Les deux musiciennes perturbent « la conception dominante de la femme au foyer » et se vantent « d’accumuler les partenaires sexuels dans de nombreuses villes et États ». Leur vie, il faut le préciser, s’organise autour de longues tournées à travers un pays vaste comme un continent. Des voyages qui marquent une césure nette avec la période esclavagiste, quand la liberté de mouvement n’était qu’un rêve inatteignable. Les esclaves ne chantaient pas le sexe, mais composaient de nombreuses musiques autour de la question du déplacement forcé ou du rêve de mobilité. Dans la manière qu’elles ont de le chanter, le voyage est investi d’un sens particulier chez Rainey et Smith. La vie sur la route les éloigne avant tout des rôles traditionnels de mère et d’épouse. Leurs paroles comme leurs parcours apparaissent comme de véritables transgressions face à l’organisation sociale conventionnelle : « Nombre des amants […] infidèles, dont il est question dans les chansons des blueswomen, étaient en quête de cette […] liberté offerte par la nouvelle possibilité […] du voyage… En revanche, cette option n’était pas admise pour la plupart des femmes. »

Dogme.
Bien entendu, cette liberté de ton irrite. Le blues de Rainey et Smith, souligne Davis, « attaquait frontalement le dogme chrétien qui associe sexualité et péché ». L’Église, l’une des institutions les plus influentes dans le monde africain-américain, désavoue ces textes à l’unisson de la petite bourgeoisie noire. D’un côté, ces femmes sont des marginales, rabaissées par une partie de l’intelligentsia noire qui cherche à se dissocier d’un prolétariat naissant. De l’autre, elles sont des stars, portées aux nues : « Gertrude “Ma” Rainey était célébrée par les Noirs du Sud comme l’une des grandes figures culturelles de son époque. » Certains considèrent que l’attitude des blueswomen écorne l’image de la communauté noire. Et il ne s’agit pas que de morale. Même sur le plan artistique, la petite bourgeoise détourne le regard ou accuse. Pour elle, « les ingrédients “primitifs” de la culture noire issue de la classe laborieuse défavorisée devaient être transcendés pour qu’un “grand art” puisse être produit par les populations d’ascendance africaine ». Elle n’apprécie pas de se voir rappelé les cultures façonnées par l’esclavage dans le Sud, ni les réminiscences de cultures proprement africaines prégnantes dans le blues. Même celui urbain et sophistiqué de Smith est rejeté par de grandes maisons de disques africaines-américaines.
Tout le poids de l’Histoire pèse sur les épaules des femmes noires pauvres, qui subissent en réalité bien plus que le seul racisme. Pour elles, les oppressions se télescopent, et le blues féminin est une expression artistique qui contrevient à l’Amérique raciste, mais aussi à la morale conservatrice de la classe supérieure noire et à de nombreux hommes noirs. Un élément important pour Angela Davis, dont l’ouvrage le plus connu, Femmes, race et classe, analyse la manière dont les femmes modestes font face à des violences qui s’additionnent. Davis relève l’absence de condamnation claire des violences misogynes, soulignant « une résignation face à la violence masculine ». Elle précise néanmoins : « Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine. Il sort cette dernière de l’ombre de la vie conjugale, où la société la gardait cachée… »
Les blueswomen « préfigurent aussi un type de revendications refusant de privilégier le racisme sur le sexisme, ou l’espace public sur le privé comme espace principal d’exercice du pouvoir », écrit encore Angela Davis, liant l’histoire du blues et celle du mouvement noir américain, dont elle est l’une des figures de proue en tant qu’ancienne prisonnière et « compagnonne » des Black Panthers. Militante, elle rééquilibre cette épopée souvent incarnée par des hommes, qu’ils soient journalistes, syndicalistes ou religieux, pour y inscrire la présence originale de ces voix féminines puissantes et structurantes.

Bourgeoisie. Si elle dépeint des rebelles largement conscientes de leur particularité, l’auteure ne fait pas des deux blueswomen des militantes. Les chansons de Smith et Rainey « sont un prélude historique annonçant la contestation sociale à venir », écrit-elle. Davis explicite ce qui peut apparaître comme la ligne de cette première vague blues : « tout ce qui constitue les réalités de vie de la classe laborieuse africaine-américaine est admis dans le discours du blues – y compris ses aspects considérés comme immoraux par la culture dominante ou la bourgeoisie noire ». Il ne s’agit pas toujours de dénoncer. Juste de montrer. Difficile alors de ne pas penser au rap africain-américain contemporain. Pour les domestiques, Smith chante Washwoman’s Blues. Pour ceux qui peinent à payer leur loyer : House Rent Blues. Pour ceux qui connaissent la réalité carcérale : Jail House Blues. Poor Man’s Blues évoque la misère, et Backwater Blues s’adresse à ceux qui, frappés par les inondations, ne trouvent aucun secours du côté de l’État. Les concerts et l’apparition du disque permettent une diffusion large des œuvres. Rainey et Smith incarnent et chantent la condition des femmes, des Noirs et des pauvres tout à la fois.

Jules Crétois