Le blog des éditions Libertalia

La Fabrique du Musulman dans le Monde

vendredi 9 juin 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde du 9 juin 2017.

La gauche déchirée par le « racisme antiraciste »

L’usage militant de notions comme « la race » ou l’« islamophobie » suscite un malaise croissant dans le mouvement social.

De mémoire anarchiste, ce fut une soirée plus agitée que les autres. Le 28 octobre, à Marseille, la librairie Mille Bâbords fut le théâtre d’une bagarre inédite. Un débat organisé sur le thème « S’opposer au racialisme » fut interrompu, non par les habituels « nervis fascistes » mais par… d’autres libertaires !
Après avoir provoqué un tohu-bohu dans le local, une trentaine d’activistes se présentant comme des « personnes racisées » diffusèrent un tract qui mettait en garde les « anti-racialisateurs » et autres « petits gauchistes blancs de classe moyenne » : « Nous saboterons toutes vos initiatives », prévenaient les auteurs dudit tract, qui venaient déjà de joindre la pratique à la théorie, puisque les tables avaient été retournées, les livres éparpillés, des boules puantes lancées et une vitrine brisée…
Encore sonnés par les gifles qu’ils venaient de recevoir, des militants protestaient : parce que nous refusons de parler de race, voilà qu’on nous traite de racistes ! À l’initiative de cette réunion se trouvaient en effet des libertaires inquiets de voir nombre de leurs camarades substituer la question raciale à la question sociale.
Intitulé « Jusqu’ici tout va bien », le texte censé nourrir la discussion disait ceci :
« Ironiquement, aujourd’hui, refuser les termes de “race” ou d’“islamophobie” expose à l’infamante accusation de racisme, visant à étouffer ainsi toute possibilité de débats, de critiques et de refus. Certains anarchistes en sont rendus à proscrire le slogan “Ni dieu ni maître” sous prétexte d’islamophobie et certains marxistes pensent que pour être antiraciste, il est urgent d’ajouter la race à la classe. »

Malaise
Apparemment anecdotique, cet épisode n’en révèle pas moins le malaise que suscite, dans une partie de plus en plus large de la gauche, non seulement l’utilisation de notions comme celles de « races » ou d’« islamophobie », mais aussi des initiatives visant à promouvoir une « non-mixité racisée », à l’instar du festival afroféministe Nyansapo, qui se déroulera à Paris fin juillet (voir Le Monde du 31 mai), ou du « camp d’été décolonial » tenu à Reims en 2016.
Dans la galaxie des gauches contestataires, ce n’est pas au nom de la République d’Élisabeth Badinter ou de la laïcité façon Manuel Valls que l’on récuse « l’idéologie racialisatrice » : c’est au nom de l’universalisme dont sont porteuses les luttes sociales. Il s’agit d’affirmer que le combat contre le racisme et les discriminations nécessite un front uni des opprimés, front que la grille de lecture « postcoloniale » menacerait de faire imploser.
Dès 2005, réagissant à « L’Appel des indigènes de la République », le philosophe Daniel Bensaïd, qui avait été de tous les combats depuis les années 1960, et qui reconnaissait la pertinence de la non-mixité sexuelle dans le mouvement féministe, soulignait les ambiguïtés d’une telle pratique sur le terrain ethnique. Il craignait une « autonomie identitaire de repli et de fermeture » qui introduirait parmi les opprimés « une forme pernicieuse de droit du sang », voire cette forme d’intolérance que Frantz Fanon nommait le « racisme antiraciste ».
Dans ses Fragments mécréants (Lignes, 2005), Bensaïd pointait « les confusions charriées par la notion non clarifiée de postcolonialisme », dont les usages militants ne sont pas toujours à la hauteur de leur théorisation académique. « Tout se mêle et se confond dans une dénonciation brouillonne, au risque d’ajouter la division à la division, et de faire tourner à plein régime la stérile machine à culpabiliser. On aura beau user ses semelles à marcher contre la guerre, pour les droits des sans-papiers, contre toutes les discriminations, on sera toujours suspect de garder quelque part en soi un colonisateur qui sommeille. »

Imaginaire marxiste
Une bonne décennie plus tard, cette crainte s’est intensifiée, y compris chez des militants qui avaient pu adhérer aux thèses postcoloniales et qui voyaient plutôt d’un bon œil, jusqu’alors, les pratiques ponctuelles de non-mixité militante, ou la réappropriation politique du concept de « race ». Il faut dire que le rapport de force a lui aussi évolué. À l’époque de « L’Appel des indigènes », beaucoup, à gauche, reconnaissaient la nécessité de rompre avec un vieil imaginaire marxiste qui faisait de la lutte des classes l’enjeu central, la « contradiction principale » par rapport à laquelle d’autres enjeux (sexuels, raciaux ou religieux) devaient demeurer secondaires.
Aujourd’hui, nombre d’entre eux ont le sentiment que le bâton a été tordu dans l’autre sens, au point que toutes les luttes deviendraient secondaires par rapport à celles d’un « indigène » auquel les autres victimes de l’oppression auraient obligation de se rallier.
« Les Indigènes de la République appellent légitimement les autres forces émancipatrices à se décoloniser, c’est-à-dire à se débarrasser d’adhérences coloniales le plus souvent non conscientes. Mais ils refusent, en sens inverse, que ces forces émancipatrices les appellent à se défaire des préjugés et des pratiques inspirées par d’autres modes de domination : que le mouvement ouvrier les invite à se désembourgeoiser, que le mouvement féministe les invite à se démachiser, que le mouvement homosexuel les invite à se déshomophobiser… », note ainsi le sociologue Philippe Corcuff, aujourd’hui membre de la Fédération anarchiste, dans un texte paru en 2015 sur le site libertaire Grand Angle.
De cette inversion du rapport de force, certains trouvent une illustration dans la visibilité du Parti des indigènes de la République et de sa porte-parole, Houria Bouteldja, eu égard à la faiblesse militante de ce mouvement et à sa modeste implantation dans les quartiers populaires. Si ce parti marginal pèse autant, disent ses détracteurs de la gauche radicale, c’est qu’il peut compter sur l’appui exalté de quelques universitaires blancs, qui sont à l’« indigène racisé » ce que les « intellectuels petits-bourgeois » étaient jadis à l’ouvrier communiste : des compagnons de route qui barbotent dans les eaux enivrantes de la mauvaise conscience.

« Tétanie »
« Par le biais d’un chantage moral à la culpabilité blanche et collective, la non-mixité racisée est imposée comme une évidence dans le débat public, tonnent les auteurs d’un livre intitulé La Race comme si vous y étiez ! (2016, disponible sur Internet, 3 €). Alors que ces positions essentialistes issues de cénacles universitaires ne se donnent même pas la peine d’avancer masquées, une tétanie semble s’être emparée des milieux contestataires, et c’est un tapis rouge qui finit par être déroulé devant les tenants de la guerre de tous contre tous. Face à la publication d’un pamphlet ouvertement raciste comme Les Blancs, les Juifs et nous [Houria Bouteldja, éditions La Fabrique], les réactions sont d’une rareté et d’une timidité étonnantes. »
L’outrance volontariste, parfois menaçante, du livre d’Houria Bouteldja, paru en mars 2016, semble bel et bien avoir constitué la provocation de trop pour maintes figures des gauches.
Avec un tel programme, notait le directeur du Monde diplomatique, Serge Halimi, en août 2016, « toutes les balises historiques du combat multiséculaire pour l’émancipation humaine (le rationalisme, le syndicalisme, le socialisme, le féminisme, l’internationalisme…) seront balayées par les torrents essentialistes et religieux ».
Quant aux militants de Lutte ouvrière, ils faisaient valoir que les thèses de Bouteldja constituaient « la négation des idées communistes » : « Ce livre abject défend les idées les plus réactionnaires, à commencer par un antisémitisme nauséeux […], une homophobie assumée, une exaltation de “la redoutable et insolente virilité islamique” (sic) et une prise de position contre le féminisme, dénoncé comme une exportation blanche », peut-on lire dans le mensuel Lutte de classe de février 2017.

« Traître à sa race »
Même exaspération du côté des éditions Libertalia, dont le catalogue compte pourtant des auteurs peu suspects d’hostilité à l’égard des thèses « indigènes ». « Quand ce livre est paru, on s’est dit : “Ce n’est plus possible, on ne peut pas laisser la jeune génération ‘cortège de tête’, celle qui est née à la politique dans les manifs contre la loi travail, basculer là-dedans” », confie Nicolas Norrito, coanimateur de Libertalia.
Quelques mois plus tard, la petite maison libertaire publie un essai en forme de riposte, La Fabrique du musulman (160 p., 8 €). Nedjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques de 34 ans, y fustige « une gauche cléricale à tendance racialiste » qui mine de l’intérieur les combats pour l’émancipation et prospère sur les défaites du mouvement social.
Analysant textes et prises de position, Nedjib Sidi Moussa s’étonne notamment que des militants anarchistes puissent reprendre tel quel un mot d’ordre comme celui de la « lutte contre l’islamophobie », alors qu’il sert d’étendard à des islamistes en France et, sur la scène internationale, à des États aussi puissants que réactionnaires. Dans un contexte où les organisations du mouvement ouvrier sont en perte de vitesse, il est inquiétant de constater que « des libertaires en viennent à tenir un langage qui s’accorde avec celui de l’Organisation de la coopération islamique », avance le chercheur.
Issu d’une famille naguère engagée dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie, Nedjib Sidi Moussa confie être coincé « entre le marteau de la confessionnalisation et l’enclume de la racialisation ». Bien sûr, le simple fait de dire ce qu’il dit en portant le nom qu’il porte lui vaut déjà le soupçon d’être un « traître à sa race », comme on parlait jadis de « trahison de classe ». Mais cela lui permet d’exhiber l’un des aspects qui suscitent le plus sa révolte dans le discours ethno-différencialiste d’une partie des gauches : à force de rabattre toute espérance universaliste sur une stratégie de domination blanche, ce discours cloue les individus au mur des appartenances identitaires et leur barre l’accès aux chemins de l’émancipation.

Jean Birnbaum

Jean Birnbaum sur France Culture à propos de La Fabrique du Musulman

jeudi 8 juin 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans le cadre de l’émission Les Trois minutes des partenaires du 8 juin 2017 sur France Culture, Jean Birnbaum présente La Fabrique du Musulman, de Nedjib Sidi Moussa.
www.franceculture.fr/emissions/les-trois-minutes-des-partenaires

Jean Stern dans l’émission Un jour dans le monde

jeudi 8 juin 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Jean Stern participait à l’émission Un jour dans le monde du 7 juin 2017, France Inter, sur le thème « Être gay à Tel-Aviv » :
www.franceinter.fr/emissions/un-jour-dans-le-monde/un-jour-dans-le-monde-07-juin-2017

L’École du peuple sur Slate.fr

vendredi 2 juin 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —
Véronique Decker, par Yann Levy, 2017.

Publié sur Slate.fr, le 2 juin 2017.
Photo Yann Levy / Hans Lucas.

Une enseignante extraordinaire raconte ce que les enfants et les familles vivent aujourd’hui

Des livres sur l’école, j’en lis vraiment beaucoup, certains me marquent plus que d’autres. C’est le cas des deux ouvrages de Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny, Seine-Saint-Denis. Le dernier est intitulé L’École du peuple, soit 64 récits tirés de son quotidien. Il est sorti le 1er juin aux éditions Libertalia et coûte 10 euros. Peu de pages, mais une immense émotion et une profonde réflexion sur l’école dans les quartiers populaires dans ce livre aussi précis qu’empathique. Il y est vraiment question des enfants, de leurs parents, de leur vie. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce constat révolte et réveille.

Enseigner dans les quartiers populaires, enseigner partout finalement, c’est se frotter à des réalités différentes des siennes. Parfois âpres, car tous les enfants de France ne sont pas élevés dans du coton, loin de là. Pendant la campagne présidentielle, l’Unicef rappelait ainsi que trois millions de mineurs vivent, en France, sous le seuil de pauvreté :

« La pauvreté des enfants ne baisse pas depuis la crise de 2008, l’école de la République ne parvient pas à résorber les inégalités sociales, des enfants vivent toujours en bidonville avec un accès plus que précaire aux services de base auxquels ils ont droit. Les chances de s’épanouir, d’apprendre, de réussir ne sont pas les mêmes pour tous et les inégalités s’accentuent. »

« On revient au XIXe siècle »

Si vous voulez comprendre comment on en est arrivé là, allez enseigner dans une classe d’un quartier populaire, rural ou urbain, vous y verrez des enfants dont l’existence est probablement terriblement plus compliquée que la vôtre. Cela commence avec la santé, explique Véronique Decker :

« Beaucoup d’enfants de mon école auraient besoin d’une visite chez le dentiste mais n’y vont pas malgré leurs carries. C’est trop compliqué de les y emmener. Une élève de l’école avait besoin de lunettes, sa mère, n’ayant plus de mutuelle, lui a simplement prêté les siennes. On revient au XIXe siècle ! »

Cela ravive en moi le souvenir d’un élève de quatrième dont j’ai été l’enseignante quelques mois il y a deux ans, il clignait beaucoup des yeux… Il avait des difficultés de lecture et je le croyais un peu ahuri. L’année suivante, j’ai appris qu’il avait une grave maladie qui allait le rendre malvoyant pour toujours. Personne n’avait pensé à l’envoyer chez un ophtalmo, pas de visite médicale, d’infirmière scolaire, on peut devenir aveugle comme ça, au XXIe siècle.

Dans son ouvrage, Véronique Decker s’inquiète aussi du surpoids de nombre des enfants qu’elle considère « élevés au sucre ». L’obésité est aussi une maladie sociale : la Croix-Rouge nous apprend ce mercredi 30 que pas moins de 13 000 étudiants parisiens sautent 4 à 6 repas par semaine. En même temps, où sont les médecins scolaires qui assurent la prévention ? Manifestement, pas aux endroits où on a le plus besoin d’eux, comme à Bobigny :

« Nous devrions avoir trois médecins scolaires à Bobigny, mais ils ne sont pas pourvus et nous n’avons qu’un demi-poste. Les salaires sont tellement bas… Il faudrait être un fou républicain pour venir travailler ici comme médecin scolaire. »

« On a les problèmes sociaux, on peut pas tout avoir »

Cette pénurie de moyens humains s’étend aux emplois sociaux. Dans L’École du peuple, Véronique Decker souligne à quel point les assistantes sociales sont en nombre insuffisant pour les familles de Seine-Saint-Denis : « Il n’y en qu’à Paris ! Nous, on a les problèmes sociaux, on peut pas tout avoir », rigole-t-elle, amèrement. Dans les écoles, le boulot des assistantes sociales, c’est parfois le personnel scolaire qui doit le faire, continue la directrice :

« Je passe beaucoup de temps à faire des tâches d’assistante sociale parce qu’on manque de moyens humains. Et puis la dématérialisation de l’aide sociale est délirante : pour obtenir l’aide du département à l’entrée au collège (200 euros), il faut scanner un justificatif de domicile et obtenir un code auprès du collège. Il faut être connecté, bon lecteur et bien au fait des procédures administratives pour s’y retrouver, les familles qui en ont le plus besoin finissent par abandonner, cette aide profite à ceux qui en ont le moins besoin et pas aux autres. »

Lire le petit livre de Véronique Decker, c’est entrer dans la peau d’une directrice d’école qui voit des gamins sans domicile fixe. Parce que la rénovation urbaine en banlieue a abouti à la destruction de beaucoup de logements sociaux remplacés par de l’accession à la propriété, explique la directrice. Des familles se retrouvent en carafe, logés de manière précaire chez des parents et, un jour, des élèves n’ont plus d’endroits où dormir (on est toujours en France, en 2017). Vous vous verriez dire « à demain » à un enfant de 8 ans qui ne sait pas où il va dormir ? C’est ce que doivent faire certains enseignants, plus nombreux qu’on ne le pense. À lire le livre, on a les larmes qui montent aux yeux et on ne peut s’empêcher d’éprouver une énorme colère. Véronique Decker répète comme une comptine le message d’attente du 115 de la Seine-Saint-Denis, qui met tant de temps à répondre :

« J’ai de plus en plus d’élèves pour qui on appelle le 115 – et dans toutes les catégories d’origines géographiques, plus seulement des élèves roms. On a cassé des tours à Bobigny, elles étaient moches d’accord, mais où doivent aller les gens ? C’est nous à l’école qui récupérons les cas d’enfants mal logés. Comment apprendre dans de telles conditions ? »

Et il n’y a pas qu’en banlieue que les enfants souffrent de la crise. Dans le documentaire Les Enfants du terril, diffusé récemment sur France 2, le réalisateur Frédéric Brunnquell, bien loin des banlieues, montre deux enfants qui habitent à Lens, dans un quartier désindustrialisé, paupérisé, des enfants pour qui l’école ne représente pas le moindre espoir. Là aussi, on est interpellé par le sentiment que la pauvreté se transforme en malédiction et que les filets de sécurité qu’on imagine encore exister en France fonctionnent mal, ou à peine.

« J’ai connu l’époque où la situation s’améliorait »

Si l’école souffre, elle aussi, d’une diminution des moyens, cela n’a pas toujours été le cas, souligne Véronique Decker :

« Je suis en Seine-Saint-Denis depuis 33 ans ! J’ai connu l’époque où la situation s’améliorait. Dans les années 1980, d’année en année, on avait plus de moyens, d’aides et de formation pour nous les profs. Et, même après la grande grève en 1998, nos moyens avaient encore augmenté – on avait même eu 4 000 postes dans le 93. En 2003, on a pris une claque après l’augmentation de l’âge du départ de la retraite – je vais faire neuf ans de plus que ce que je pensais quand on m’a embauché, ce n’est pas un “petit effort”. À partir de 2005, les moyens ont diminué de plus en plus. On a perdu des assistants d’éducation, des emplois de vie scolaire. Quand Sarkozy a supprimé la formation des enseignants, on a eu des vacataires sans formation qui enseignaient avec leur souvenir du Petit Nicolas de Sempé pour tout bagage pédagogique. »

L’école finit par reculer au lieu d’avancer. Faute de crédits municipaux, c’est maintenant vers des associations privées qu’il faut se tourner pour acheter… des livres pour la bibliothèque de l’école.

À l’heure où la pédagogie Montessori est tant à la mode, où la méthode de Singapour est encensée pour les résultats en mathématiques qu’elle permet d’obtenir – Véronique Decker rappelle que, pour faire des sciences et des maths, le matériel de manipulation est essentiel… or son école ne peut pas se le payer :

« Cela fait quinze ans qu’on est liés par les appels d’offre de la mairie qui ne permet pas d’acheter du matériel adéquat de manipulation pour les maths et les sciences. On est revenu aux idées que l’école c’est cahier/crayon/manuel ! Là aussi c’est une fondation privée qui m’a aidée à me procurer le matériel pédagogique adéquat. »

Est-ce une parole de militant ? C’est la parole de ceux qui fréquentent le terrain. Pour avoir travaillé comme professeure, mais aussi grâce à mes reportages dans des zones d’éducation prioritaire, je vois ce à quoi Véronique Decker fait référence, et je reconnais des élèves croisés dans mon parcours à travers les portraits qu’elle dessine. L’enseignante se défend d’ailleurs des a priori dont on pourrait taxer une enseignante engagée comme elle l’est – dans un type de pédagogie (Freinet) et appartenant à un syndicat (Sud éducation). Mais, pour écrire, elle est partie de ses observations :

« J’essaie de réfléchir à partir du réel et de ne pas plaquer des schémas. Quand on est prof, on voit aussi la violence sociale à travers l’expérience des enfants, on voit la réalité du monde. Les questions que je me pose c’est celle que me pose et qu’a me posé la réalité tout au long de ma carrière. J’ai des convictions mais jamais contre la réalité. C’est d’ailleurs la logique de la pédagogie Freinet que d’être dans le tâtonnement expérimental. »

Véronique Decker n’a pas de méthode miracle à vendre, elle n’a pas de solutions toutes faites, elle est armée de son humour – je l’ai entendue parler à une mère d’élève lors de notre entretien, c’était réjouissant – et de beaucoup d’optimisme. C’est l’un des invariants pour les adeptes de la pédagogie Freinet, l’optimisme. Je me suis donc dit que si elle-même était optimiste, nous ne devions pas être pessimiste, mais au moins réalistes. Cesser de parler des enfants de milieux populaires seulement à travers des inégalités d’apprentissage, comme si toutes les écoles avaient des moyens similaires, comme si les parents ne faisaient pas assez bien leur boulot de parents, comme si la violence économique ne comptait pas, comme si c’était seulement le problème de l’école. C’est le problème de tous.

Louise Tourret

L’École du peuple dans Le Café pédagogique

jeudi 1er juin 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans « Le Café pédagogique », 31 mai 2017.

Vous connaissez les haragas ? Véronique Decker, directrice d’une école Rep+ (éducation prioritaire) les connaît. Elle les présente dans son second livre, L’École du peuple, qui sort le 1er juin. Les haragas sont ces enfants rétifs à l’école, qui la traversent sans en profiter. Enfants de familles précaires, de foyers où l’insécurité règne. « Pour chacun d’eux il nous faudrait le double de temps, le double de personnel, le double de qualifications », explique-t-elle. La suite de Trop classe, paru l’an dernier, nous ramène ainsi à l’école de Bobigny. Véronique Decker n’a pas eu sa mutation et garde le gouvernail de sa grande école secouée par les vagues de la précarisation des familles… Un reportage tendre mais lucide d’une école qui sombre dans l’apartheid.

Ce nouveau livre nous fait toucher du doigt le quotidien d’une école de quartier populaire. Ce n’est pas forcément un quotidien triste. Il y a ces enfants qui viennent dire « merci » pour un bon moment passé à l’école. Il y a les anciens élèves qui n’ont rien oublié. Il y a tous ces petits regards qui brillent d’intelligence. Et toute l’empathie de Véronique Decker.
Mais c’est un quotidien misérable. Véronique Decker raconte le médecin scolaire absent, le Rased démantelé, la chaudière qui claque et l’école qui manque de tout.
Elle raconte aussi l’institution Éducation nationale. Il faut lire les pages qu’elle consacre au Plan de lutte contre les difficultés scolaires lancé en 2011. « On doit “poursuivre la mobilisation”. Pas eu le sentiment non plus d’une mobilisation générale… On doit “recevoir des préconisations”, mais on en a tout le temps, et souvent contradictoires au point d’avoir le tournis… Il faut. Il faut. Il faut. Je suis d’accord avec une bonne partie des préconisations… Mais je suis saturée de préconisations qui ne sont assorties d’aucun autre chemin que celui d’obéir à des ordres infaisables. » Tout est dit, non ?

Véronique Decker : « Ce qui est important c’est que les enfants soient élevés ensemble »

C’est quoi être directeur aujourd’hui dans un quartier populaire ? Véronique Decker montre comment l’école publique sombre. Pire. L’école publique semble condamnée à devenir l’école des pauvres. Regarder l’école c’est regarder une société se défaire…
 
Le livre raconte, au fil du souvenir, le métier de directrice d’une école Rep+ à Bobigny (93). Comment définiriez-vous aujourd’hui le rôle d’une directrice d’école en Rep+ ? C’est un travail d’assistante sociale ?

Je ne le définirais pas comme cela. Le travail du directeur c’est faire en sorte que l’école fonctionne. Et pour cela il faut se tenir au milieu d’un nœud de problématiques et il faut être capable de trouver les bonnes ressources pour les régler. Le souci du directeur c’est que ces ressources ont diminué. Donc le directeur se retrouve souvent seul face aux problèmes.
Il y a une vraie déperdition de l’entourage social de l’enfance. Or c’est ça qui faisait la grandeur de l’école publique. Les écoles avaient le sou de l’école et les municipalités étaient fières de donner à l’école. Aujourd’hui les élus ne le font plus.
On est entré dans la société du chacun pour soi. L’école publique est devenue l’école des autres, pas celle des enfants des élus. On est dirigé par des gens qui ne connaissent pas l’école publique. Macron par exemple ne la connaît pas. Il ne lui doit rien. Gageons qu’il ne l’aime pas.

On sait qu’il y a eu un plan et des millions versés pour la réforme de l’éducation prioritaire. Mais quand on vous lit, on a l’impression qu’à Bobigny, dans votre école, rien n’a changé. C’est vraiment le cas ?

C’est pire. Paradoxalement mon école REP+ a moins de moyens qu’avant quand elle était une simple ZEP, même pas ECLAIR ou RAR. Les moyens pour l’école se sont effondrés depuis les années 1990.
Je disposais de deux assistantes administratives et deux assistants d’éducation. On pouvait financer des projets grâce à des fonds venant de l’académie, du ministère de la Ville et de la municipalité. Aujourd’hui on ne reçoit plus rien de l’académie ou du contrat de ville. Je n’ai plus d’assistant d’éducation. J’ai quelques jeunes en service civique mais très peu formés. Quant à la ville de Bobigny elle ne donne que 7 500 euros pour toutes les écoles. Bobigny est une ville de 50 000 habitants…

Et sur le plan pédagogique ?

Je disposais de postes de Rased : un poste et demi de maître E, un demi-poste de maître G et un demi-poste de psychologue. Aujourd’hui j’ai un tiers de poste E. Le maître G on le voit de temps en temps. Le psychologue est seul pour 3 grands groupes scolaires… C’est la même chose pour le médecin scolaire : on est passé de 3 médecins à un demi-poste. Du coup il n’y a plus de visite d’entrée en CP pour les enfants. Et il n’y a plus d’assistante sociale. C’est Paris qui a les assistantes sociales. Nous on a les problèmes sociaux…
C’est la même chose pour l’environnement médico-social. Il y a plus d’un an d’attente pour un rendez-vous en centre médico-psycho-pédagogique. On n’a aucun pédopsychiatre en ville alors que beaucoup d’enfants ont vécu la guerre ou ont des histoires fracassées.
On a aussi beaucoup de problèmes d’orthophonie car de nombreux parents croient bien faire en parlant français à la maison mais le parlent très mal.
 
J.-M. Blanquer a annoncé le dédoublement des CP en utilisant les maîtres surnuméraires. C’est possible dans votre école ?

On est ravi d’avoir un poste de maître surnuméraire. Elle n’intervient déjà qu’en CP et CE1. L’enlever ce serait vraiment n’importe quoi ! C’est un dispositif intéressant qui permet de faire des petits groupes pour mener un projet. On décloisonne les classes et on entre en projet par exemple en lecture pour tous les CE1. En sciences, par contre, on a fait de la co-intervention. Cela a permis de mutualiser nos pratiques et de les harmoniser. Ce dispositif permet vraiment aux enfants de progresser.
Mais s’il s’agit de mettre deux enseignants en permanence dans la même classe c’est autre chose ! Je suis une instit Freinet. Si on me met dans la même classe qu’une instit traditionnelle je fais comment ? Où est la liberté pédagogique ?
D’autre part, il faudrait créer dans l’école 3 à 4 classes. Je ne sais pas où on prendra les enseignants. Vont-ils embaucher davantage de contractuels ?

Il y a aussi le projet de faire faire les devoirs à l’école. Qu’en pensez vous ?

Tout le monde a conscience que l’enfant qui rentre chez lui et qui vit dans un environnement sain avec des parents disponibles et éduqués n’a pas les mêmes conditions pour faire ses devoirs que celui qui vit dans un cadre malsain avec des parents en situation précaire.
Mais qui doit régler les inégalités sociales ? Est-ce l’école, en ne donnant plus rien à apprendre à la maison, ou la société en donnant des conditions de vie saines à tous les enfants ?
 
Faire le travail à l’école c’est une façon de régler ce problème d’inégalités…

Mais le faire avec qui ? N’est-il pas préférable d’avoir des études gratuites avec les enseignants de l’école comme cela existe déjà ? Le gouvernement envisage-t-il de décourager les jeunes professeurs ? Aujourd’hui ce sont eux qui font ces études du soir. Cela leur rapporte un modeste supplément de salaire versé par la mairie qui est indispensable pour vivre en Île-de-France. Si le ministère enlève cela aux mairies qui paiera les professeurs ? La moitié de mes jeunes professeurs vivent en colocation faute de pouvoir payer un loyer.
C’est quelque chose qui n’a même pas été perçu au ministère. Il prend des décisions nationales sans tenir compte des écarts sur le territoire. Nous, on est fatigué des zig-zags à chaque changement de gouvernement qui nous empêchent d’anticiper.
 
Ce nouveau livre s’appelle L’École du peuple. Pourquoi ce nom ?

C’est évidemment une référence à Vers l’école du peuple de Freinet. Mais j’ai pris aussi ce titre pour dire que l’école publique doit être l’école du peuple et pas seulement des pauvres. Il faut un vrai projet d’école unique pour le peuple.
L’important ce n’est pas la question de la réussite de chaque élève. Ce qui est important c’est que les enfants soient élevés ensemble. Qu’ils sachent qu’il y a des gens différents d’eux. Certains de mes élèves croient qu’il y a une mosquée dans chaque village en France…
Freinet d’ailleurs ne parle pas de réussite. Il parle de réflexion, d’émancipation et de solidarité. Je crois à ça. On s’en sortira tous ensemble ou pas du tout.

Propos recueillis par François Jarraud